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Page:Maupassant - Boule de suif, 1902.djvu/228

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le bonheur

— Ça ne fait rien. Il n’entend pas.

Puis, au bout de quelques secondes :

— Alors, vous connaissez du monde à Nancy ?

— Mais oui, presque tout le monde.

— La famille de Sainte-Allaize ?

— Oui, très bien ; c’étaient des amis de mon père.

— Comment vous appelez-vous ?

Je dis mon nom. Elle me regarda fixement, puis prononça, de cette voix basse qu’éveillent les souvenirs :

— Oui, oui, je me rappelle bien. Et les Brisemare, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

— Tous sont morts.

— Ah ! Et les Sirmont, vous les connaissiez ?

— Oui, le dernier est général.

Alors elle dit, frémissante d’émotion, d’angoisse, de je ne sais quel sentiment confus, puissant et sacré, de je ne sais quel besoin d’avouer, de dire tout, de parler de ces choses qu’elle avait tenues jusque-là enfermées au fond de son cœur, et de ces gens dont le nom bouleversait son âme :

— Oui, Henri de Sirmont. Je le sais bien. C’est mon frère.

Et je levai les yeux vers elle, effaré de surprise. Et tout d’un coup le souvenir me revint.

Cela avait fait, jadis, un gros scandale dans la noble Lorraine. Une jeune fille, belle et riche, Suzanne de Sirmont, avait été enlevée par un sous-officier de hussards du régiment que commandait son père.

C’était un beau garçon, fils de paysans, mais portant bien le dolman bleu, ce soldat qui avait séduit la fille de son colonel. Elle l’avait vu, remarqué, aimé en