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Page:Maupassant - Boule de suif, 1902.djvu/229

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le bonheur

regardant défiler les escadrons, sans doute. Mais comment lui avait-elle parlé, comment avaient-ils pu se voir, s’entendre ? comment avait-elle osé lui faire comprendre qu’elle l’aimait ? Cela, on ne le sut jamais.

On n’avait rien deviné, rien pressenti. Un soir, comme le soldat venait de finir son temps, il disparut avec elle. On les chercha, on ne les retrouva pas. On n’en eut jamais de nouvelles et on la considérait comme morte.

Et je la retrouvais ainsi dans ce sinistre vallon.

Alors, je repris à mon tour :

— Oui, je me rappelle bien. Vous êtes mademoiselle Suzanne.

Elle fit « oui », de la tête. Des larmes tombaient de ses yeux. Alors, me montrant d’un regard le vieillard immobile sur le seuil de sa masure, elle me dit :

— C’est lui.

Et je compris qu’elle l’aimait toujours, qu’elle le voyait encore avec ses yeux séduits.

Je demandai :

— Avez-vous été heureuse au moins ?

Elle répondit, avec une voix qui venait du cœur :

— Oh ! oui, très heureuse. Il m’a rendue très heureuse. Je n’ai jamais rien regretté.

Je la contemplais, triste, surpris, émerveillé par la puissance de l’amour ! Cette fille riche avait suivi cet homme, ce paysan. Elle était devenue elle-même une paysanne. Elle s’était faite à sa vie sans charmes, sans luxe, sans délicatesse d’aucune sorte, elle s’était pliée à ses habitudes simples. Et elle l’aimait encore. Elle était devenue une femme de rustre, en bonnet, en