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Page:Maupassant - Boule de suif, 1902.djvu/79

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boule de suif

longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :

Amour sacré de la patrie,
Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscurité profonde de la voiture, il continua avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.