Aller au contenu

Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/109

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
95
fort comme la mort

Puis elle s’étendit, s’allongea en un voyage lointain, avec les deux femmes assises toujours devant lui, tantôt en chemin de fer, tantôt à la table d’hôtels étrangers. Durant toute l’exécution musicale elles l’accompagnèrent ainsi, comme si elles avaient laissé pendant cette promenade au grand soleil, l’image de leurs deux visages empreinte au fond de son œil.

Un silence, puis un bruit de sièges remués et de voix chassèrent cette vapeur de songe, et il aperçut, sommeillant autour de lui, ses quatre amis en des postures naïves d’attention changée en sommeil.

Quand il les eut réveillés :

— Eh bien ! que faisons-nous maintenant ? dit-il.

— Moi, répondit avec franchise Rocdiane, j’ai envie de dormir ici encore un peu.

— Et moi aussi, reprit Landa.

Bertin se leva :

— Eh bien, moi, je rentre, je suis un peu las.

Il se sentait, au contraire, fort animé, mais il désirait s’en aller, par crainte des fins de soirée qu’il connaissait si bien autour de la table de baccara du Cercle.

Il rentra donc, et, le lendemain, après une nuit de nerfs, une de ces nuits qui mettent les artistes dans cet état d’activité cérébrale baptisée inspiration, il se décida à ne pas sortir et à travailler jusqu’au soir.

Ce fut une journée excellente, une de ces journées de production facile, où l’idée semble descendre dans les mains et se fixer d’elle-même sur la toile.

Les portes closes, séparé du monde, dans la tranquillité de l’hôtel fermé pour tous, dans la paix amie de l’atelier, l’œil clair, l’esprit lucide, surexcité, alerte, il goûta ce bonheur donné aux seuls artistes d’enfanter