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fort comme la mort

chambre, vers ce lit où elle est couchée, votre premier regard sur elle, et votre baiser sur sa maigre figure immobile. Et j’ai pensé à votre cœur, à votre pauvre cœur, à ce pauvre cœur dont la moitié est à moi et qui se brise, qui souffre tant, qui vous étouffe et qui me fait tant de mal aussi, en ce moment.

« Je baise vos yeux pleins de larmes avec une profonde pitié.

« Olivier. »
« 24 juillet, Roncières.

« Votre lettre m’aurait fait du bien, mon ami, si quelque chose pouvait me faire du bien en ce malheur horrible où je suis tombée. Nous l’avons enterrée hier, et depuis que son pauvre corps inanimé est sorti de cette maison, il me semble que je suis seule sur la terre. On aime sa mère presque sans le savoir, sans le sentir, car cela est naturel comme de vivre ; et on ne s’aperçoit de toute la profondeur des racines de cet amour qu’au moment de la séparation dernière. Aucune autre affection n’est comparable à celle-là, car toutes les autres sont de rencontre, et celle-là est de naissance ; toutes les autres nous sont apportées plus tard par les hasards de l’existence, et celle-là vit depuis notre premier jour dans notre sang même. Et puis, et puis, ce n’est pas seulement une mère qu’on a perdue, c’est toute notre enfance elle-même qui disparaît à moitié, car notre petite vie de fillette était à elle autant qu’à nous. Seule elle la connaissait comme nous, elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes et chères qui sont, qui étaient les douces premières émotions de notre cœur. À elle seule je pou-