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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/153

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fort comme la mort

vais dire encore : « Te rappelles-tu, mère, le jour où ?… Te rappelles-tu, mère, la poupée de porcelaine que grand’maman m’avait donnée ? » Nous marmottions toutes les deux un long et doux chapelet de menus et mièvres souvenirs que personne sur la terre ne sait plus, que moi. C’est donc une partie de moi qui est morte, la plus vieille, la meilleure. J’ai perdu le pauvre cœur où la petite fille que j’étais vivait encore tout entière. Maintenant personne ne la connaît plus, personne ne se rappelle la petite Anne, ses jupes courtes, ses rires et ses mines.

« Et un jour viendra, qui n’est peut-être pas bien loin, où je m’en irai à mon tour, laissant seule dans ce monde ma chère Annette, comme maman m’y laisse aujourd’hui. Que tout cela est triste, dur, cruel ! On n’y songe jamais, pourtant ; on ne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu’un à tout instant, comme elle nous prendra bientôt. Si on la regardait, si on y songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous.

« Je suis si brisée, si désespérée, que je n’ai plus la force de rien faire. Jour et nuit je pense à ma pauvre maman, clouée dans cette boîte, enfouie sous cette terre, dans ce champ, sous la pluie, et dont la vieille figure que j’embrassais avec tant de bonheur n’est plus qu’une pourriture affreuse. Oh ! quelle horreur !

« Quand j’ai perdu papa, je venais de me marier, et je n’ai pas senti toutes ces choses comme aujourd’hui. Oui, plaignez-moi, pensez à moi, écrivez-moi. J’ai tant besoin de vous à présent.

«  Anne.  »