Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/157

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
143
fort comme la mort

par l’air de la campagne et la course qu’elle a faite. Comme c’est beau d’avoir cet âge-là ! Je pense que nous allons rester ici encore quinze jours ou trois semaines ; puis, malgré le mois d’août, nous rentrerons à Paris pour la raison que vous savez.

« Je vous envoie tout ce qui me reste de mon cœur.

«  Any ».
« Paris, 4 août.

« Je n’y tiens plus, ma chère amie ; il faut que vous reveniez, car il va certainement m’arriver quelque chose. Je me demande si je ne suis pas malade, tant j’ai le dégoût de tout ce que je faisais depuis si longtemps avec un certain plaisir ou avec une résignation indifférente. D’abord, il fait si chaud à Paris, que chaque nuit représente un bain turc de huit ou neuf heures. Je me lève, accablé par la fatigue de ce sommeil en étuve, et je me promène pendant une heure ou deux devant une toile blanche, avec l’intention d’y dessiner quelque chose. Mais je n’ai plus rien dans l’esprit, rien dans l’œil, rien dans la main. Je ne suis plus un peintre !… Cet effort inutile vers le travail est exaspérant. Je fais venir des modèles, je les place, et comme ils me donnent des poses, des mouvements, des expressions que j’ai peintes à satiété, je les fais se rhabiller et je les flanque dehors. Vrai, je ne puis plus rien voir de neuf, et j’en souffre comme si je devenais aveugle. Qu’est-ce que cela ? Fatigue de l’œil ou du cerveau, épuisement de la faculté artiste ou courbature du nerf optique ? Sait-on ! il me semble que j’ai fini de découvrir le coin d’inexploré qu’il m’a été donné de visiter.