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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/158

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fort comme la mort

Je n’aperçois plus que ce que tout le monde connaît ; je fais ce que tous les mauvais peintres ont fait ; je n’ai plus qu’une vision et qu’une observation de cuistre. Autrefois, il n’y a pas encore longtemps, le nombre des motifs nouveaux me paraissait illimité, et j’avais, pour les exprimer, une telle variété de moyens que l’embarras du choix me rendait hésitant. Or, voilà que, tout à coup, le monde des sujets entrevus s’est dépeuplé, mon investigation est devenue impuissante et stérile. Les gens qui passent n’ont plus de sens pour moi ; je ne trouve plus en chaque être humain ce caractère et cette saveur que j’aimais tant discerner et rendre apparents. Je crois cependant que je pourrais faire un très joli portrait de votre fille. Est-ce parce qu’elle vous ressemble si fort, que je vous confonds dans ma pensée ? Oui, peut-être.

« Donc, après m’être efforcé d’esquisser un homme ou une femme qui ne soient pas semblables à tous les modèles connus, je me décide à aller déjeuner quelque part, car je n’ai plus le courage de m’asseoir seul dans ma salle à manger. Le boulevard Malesherbes a l’air d’une avenue de forêt emprisonnée dans une ville morte. Toutes les maisons sentent le vide. Sur la chaussée, les arroseurs lancent des panaches de pluie blanche qui éclaboussent le pavé de bois d’où s’exhale une vapeur de goudron mouillé et d’écurie lavée ; et d’un bout à l’autre de la longue descente du parc Monceau à Saint-Augustin, on aperçoit cinq ou six formes noires, passants sans importance, fournisseurs ou domestiques. L’ombre des platanes étale au pied des arbres, sur les trottoirs brûlants, une tache bizarre, qu’on dirait liquide comme de l’eau répandue qui sèche. L’immobilité des feuilles dans les branches et