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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/230

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fort comme la mort

femme est un rival. C’est un mâle satisfait, un vainqueur que les autres mâles envient. Et puis, sans entrer dans ces considérations de physiologie, s’il était normal qu’il eût pour Annette une sympathie un peu surexcitée par sa tendresse pour la mère ne devenait-il pas naturel qu’il sentît en lui s’éveiller un peu de haine animale contre le mari futur ? Il dompterait sans peine ce vilain sentiment.

Au fond de lui, cependant, demeurait une aigreur de mécontentement contre lui-même et contre la comtesse. Leurs rapports de chaque jour n’allaient-ils pas être gênés par la suspicion qu’il sentirait en elle ? Ne devrait-il pas veiller, avec une attention scrupuleuse et fatigante, sur toutes ses paroles, sur tous ses actes, sur ses regards, sur ses moindres attitudes vis-à-vis de la jeune fille, car tout ce qu’il ferait, tout ce qu’il dirait, allait devenir suspect à la mère. Il rentra chez lui grincheux et se mit à fumer des cigarettes, avec une vivacité d’homme agacé qui use dix allumettes pour mettre le feu à son tabac. Il essaya en vain de travailler. Sa main, son œil et son esprit semblaient déshabitués de la peinture, comme s’ils l’eussent oubliée, comme si jamais ils n’avaient connu et pratiqué ce métier. Il avait pris pour la finir, une petite toile commencée : — un coin de rue où chantait un aveugle, — et il la regardait avec une indifférence invincible, avec une telle impuissance à la continuer qu’il s’assit devant, sa palette à la main, et l’oublia, tout en continuant à la contempler avec une fixité attentive et distraite.

Puis, soudain, l’impatience du temps qui ne marchait pas, des interminables minutes, commença à le ronger de sa fièvre intolérable. Jusqu’à son dîner, qu’il