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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/265

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fort comme la mort

Ah ! les tristes choses ! les tristes choses ! La pauvre femme !

Du fond de ce tiroir, du fond de son passé, toutes ces réminiscences montaient comme une vapeur : ce n’était plus que la vapeur impalpable de la réalité tarie. Il en souffrait pourtant et pleurait sur ces lettres, comme on pleure sur les morts parce qu’ils ne sont plus.

Mais tout cet ancien amour remué faisait fermenter en lui une ardeur jeune et nouvelle, une sève de tendresse irrésistible qui rappelait dans son souvenir le visage radieux d’Annette. Il avait aimé la mère, dans un élan passionné de servitude volontaire, il commençait à aimer cette petite fille comme un esclave, comme un vieil esclave tremblant à qui on rive des fers qu’il ne brisera plus.

Cela il le sentait dans le fond de son être, et il en était terrifié.

Il essayait de comprendre comment et pourquoi elle le possédait ainsi ? Il la connaissait si peu ! Elle était à peine une femme dont le cœur et l’âme dormaient encore du sommeil de la jeunesse.

Lui, maintenant, il était presque au bout de sa vie ! Comment donc cette enfant l’avait-elle pris avec quelques sourires et des mèches de cheveux ! Ah ! les sourires, les cheveux de cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomber à genoux et de se frapper le front par terre !

Sait-on, sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout à coup sur nous la puissance d’un poison ? Il semble qu’on l’a bue avec les yeux, qu’elle est devenue notre pensée et notre chair ! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette image absorbée et on voudrait en mourir !