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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/324

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fort comme la mort

Elle s’écria :

— Eh ! que m’importe ! Il s’agit bien de cela. Qu’on les trouve et qu’on les lise, je m’en moque !

Il répondit :

— Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du bas de mon secrétaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il faut les prendre et les jeter au feu.

Elle ne bougeait point et restait crispée, comme s’il lui eût conseillé une lâcheté.

Il reprit :

— Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allez me tourmenter, m’énerver, m’affoler. Songez qu’elles tomberaient entre les mains de n’importe qui, d’un notaire, d’un domestique… ou même de votre mari… Je ne veux pas…

Elle se leva, hésitant encore et répétant :

— Non, c’est trop dur, c’est trop cruel. Il me semble que vous allez me faire brûler nos deux cœurs.

Il suppliait, le visage décomposé par l’angoisse.

Le voyant souffrir ainsi, elle se résigna et marcha vers le meuble. En ouvrant le tiroir, elle l’aperçut plein jusqu’aux bords d’une couche épaisse de lettres entassées les unes sur les autres ; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deux lignes de l’adresse qu’elle avait si souvent écrites. Elle les savait, ces deux lignes — un nom d’homme, un nom de rue — autant que son propre nom, autant qu’on peut savoir les quelques mots qui vous ont représenté dans la vie toute l’espérance et tout le bonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées qui contenaient tout ce qu’elle avait su dire de son amour, tout ce qu’elle avait pu en arracher d’elle pour le lui donner, avec un peu d’encre, sur du papier blanc.