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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.

Eugène ne répond à ces brûlantes confidences que par un long sermon, bien raisonnable et bien froid, bien moral et bien cruel. Cependant l’ennui vient le tourmenter au fond de sa retraite ; il est aussi las des eaux, des bois, de la solitude, qu’il l’était naguère du bruit des cités ; il souffre de l’absence du plaisir, comme il souffrait du plaisir lui-même ; il veut étudier, mais les anciens l’ennuient comme les modernes, les morts lui paraissent aussi sots que les vivans ; il veut écrire, mais sa tête est fatiguée, son cœur est vide ; en désespoir de cause, il se met à courtiser Olga. Lenskoi le croit son rival ; un cartel est envoyé, une rencontre a lieu, et le malheureux jeune homme tombe, trahi par sa maîtresse et frappé de la balle de son ami. Quelques années s’écoulent ; Olga s’est consolée en épousant un officier de hussards ; Eugène a voyagé pour oublier ce fatal coup de pistolet qui résonne toujours à son oreille ; il revient enfin à Pétersbourg, et dès sa première apparition dans le monde, il retrouve Tatiana, cette jeune fille qu’il a jadis rebutée, aujourd’hui femme d’un général, belle, adorée, puissante ; Tenté par la singularité de l’entreprise, il essaie de reprendre sur elle son ancien ascendant, il parle d’amour, il se jette à ses pieds ; mais les rôles ont changé, et, pour toute réponse, il reçoit une mercuriale qui venge la femme du sermon qu’avait subi la jeune fille. Ce fond sans doute est bien léger, mais Eugène Oneguine n’en est pas moins, selon nous, le chef-d’œuvre de l’auteur, parce qu’il est à la fois la manifestation la plus complète du caractère de l’homme et des qualités de l’écrivain. Action simple et attachante, style souple et facile, saillies spirituelles, voilà ce qui le distingue à chaque page ; on voit que Pouchkin n’invente pas, qu’il raconte, que ce sont partout ses souvenirs qu’il interroge, ses passions qu’il analyse, son caractère qu’il met en scène, toute sa vie de dandy, d’homme blasé, de duelliste, de poète qu’il expose avec verve, avec simplicité, avec bonhomie. Le monde qu’il décrit, il l’a vu, il a hanté ses salons, il a coudoyé ses grands hommes, il en a été lui-même le héros et la victime, l’admiration et la terreur ; les intrigues auxquelles il vous initie, il y a joué son rôle ; les femmes à la mode, fragiles idoles qu’on encense aujourd’hui pour les briser demain, il les a connues, il s’est assis dans leur boudoir, il a défait les boucles parfumées de leurs cheveux, il a fait serment de les aimer toujours, et il a oublié le lendemain les sermens de la veille ; tout cela c’est de l’histoire, et ses confidences sont d’autant plus naïves, ses épanchemens d’autant plus vrais, ses révélations d’autant plus intimes et plus piquantes, qu’il ne les fait pas en son nom, qu’il se