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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/549

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RUY-BLAS.

effrayer par la présence de don Salluste, au point d’avouer à la reine qu’il a été laquais, quand il peut, quand il doit le poignarder pour sauver l’honneur de la reine et conserver son amour. Ici l’horreur le dispute à l’absurde. Don Salluste menace Marie de Neubourg de la déshonorer aux yeux de toute l’Europe, si elle refuse de signer son divorce avec Charles II, et de fuir en Portugal avec Ruy-Blas. La reine va signer, quand Ruy-Blas l’arrête en lui montrant sous son manteau ducal sa livrée de laquais. Pour hâter la vengeance de son ancien maître, il a eu soin de se munir de cette pièce de conviction ; il est impossible de se montrer plus complaisant. Ruy-Blas se souvient enfin qu’il doit sauver l’honneur de la reine, et se décide à tuer don Salluste. Par une fausse sortie très adroitement conçue, il dérobe l’épée de son adversaire, qui a la bonhomie de ne pas se tenir sur ses gardes, comme s’il venait d’accomplir une action inoffensive et toute naturelle, et don Salluste désarmé trouve enfin le châtiment qu’il aurait dû recevoir au troisième acte. Rassuré désormais sur le sort de la reine, après avoir vainement essayé d’obtenir son pardon, Ruy-Blas s’empoisonne, et la reine, qui tout à l’heure l’accablait de son mépris, dépose un baiser sur ses lèvres mourantes.

Voilà pourtant ce que M. Hugo ne craint pas d’appeler du nom de poème dramatique. Nous sommes malheureusement forcé d’avouer qu’il se rencontre aujourd’hui des esprits assez peu éclairés pour nier la valeur dramatique de cette pièce sans se croire dispensés d’en affirmer la valeur poétique. Pour les esprits dont nous parlons, Ruy-Blas est une pièce absurde ; ils en conviennent volontiers. Mais ce qu’ils condamnent comme drame, ils l’approuvent, ils l’admirent, ils le vantent comme poème. Je conçois très bien cette distinction lorsqu’il s’agit d’Hernani, de Marion de Lorme, du Roi s’amuse ; j’accorderai la valeur poétique de ces ouvrages, pourvu qu’il ne soit question ni d’ordonnance, ni d’unité. Il est facile de trouver dans ces ouvrages, sinon des poèmes sagement conçus, habilement composés, du moins de très beaux morceaux poétiques. On ne peut contester le mérite lyrique de ces fables dialoguées, injustement appelées drames. Mais il y a un abîme entre le style d’Hernani et le style de Ruy-Blas. Non-seulement le souffle lyrique d’Hernani n’anime aucun des personnages de Ruy-Blas, si ce n’est peut-être le laquais premier ministre ; mais la langue de Ruy-Blas n’est plus la langue d’Hernani. L’auteur fouille dans le vocabulaire comme dans la roue d’une loterie. Les mots ne lui coûtent rien, et il les entasse avec une profusion sans exemple. Il fait de la verbosité la première loi du style.