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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/624

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REVUE DES DEUX MONDES.

genre humain à laquelle nous avons tous plus ou moins concouru depuis quelques années.

Dépouiller l’individu pour enrichir l’espèce, diminuer l’homme pour accroître l’humanité, voilà la pente. On met sur le compte de tous ce que l’on n’oserait dire de soi. L’amour-propre est en même temps abattu et déifié. Cette idée a une certaine grandeur titanique qui nous enchante tous. Cette grandeur est-elle réelle, et ne nous abusons-nous pas étrangement les uns les autres ? Voilà la question. Si l’individu ne peut pas lui-même être le juste, le saint par excellence, s’il n’est pas un même esprit avec Dieu, s’il est incapable de s’élever au suprême idéal de la vertu, de la beauté, de la liberté, de l’amour, qu’est-ce à dire ? Et comment ces attributs deviendront-ils ceux de l’espèce ? Dites-moi combien il faut d’hommes pour faire l’humanité ? Deux, trois individus atteindront-ils cet idéal ? Si ceux-là ne suffisent pas, trois mille, trois cent mille, trois millions, qu’importe le nombre, y réussiront-ils davantage ? Entassons tant que nous le voudrons ces unités vides, le résultat sera-t-il moins vide qu’elles ? Ne voyons-nous pas que nous faisons là un travail insensé ; que si la personne humaine n’est qu’un néant aliéné de Dieu, comme nous le décidons, les peuples aussi de leur côté ne sont que des collections de néant, et qu’en ajoutant les nations aux nations, les empires aux empires, quelque beaux noms que nous leur donnions, Inde, Assyrie, Grèce, Rome, empires d’Alexandre, de Charlemagne, de Napoléon, nous avons beau multiplier les zéros, nous n’enfantons que le rien, et que, toujours prétendant à l’infini, nous ne faisons en réalité qu’embrasser dans l’humanité un plus parfait néant, puisqu’il est le composé de tous ces néants ensemble ? Si cela est vrai, il en résulte que toute vie, toute grandeur, comme toute misère, relèvent de l’individu. Supposé donc que nous voulions nous exalter avec tout le genre humain, il ne faut pas renier la dignité de la personne ; tout le génie même du christianisme est de l’avoir consacrée d’une manière absolue ; car, si la vie du Dieu fait homme a un sens compréhensible pour tous, irrécusable pour tous, c’est qu’elle montre que dans l’intérieur de chaque conscience habite l’infini, aussi bien que dans l’ame du genre humain, et que la pensée de chaque homme peut se répandre et se dilater jusqu’à embrasser et pénétrer tout l’univers moral.

Au reste, je me persuade qu’un homme qui n’aurait étudié d’autre livre de théologie moderne que celui de M. Strauss serait bien étonné