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En revenant, j’ai rencontré un chameau qui s’emportait. Parfois ces animaux sont saisis d’une fureur soudaine, et se mettent à courir en ligne droite à travers le désert, jusqu’à ce qu’ils tombent morts de fatigue avec leur cavalier. Tandis que, de retour sur ma barque, je regardais la colonnade de Luxor réfléchir dans le Nil son image rougie par le soleil couchant, j’ai vu passer des groupes qui paraissaient fort animés. Soliman m’a appris qu’un meurtre venait d’être commis en plein jour à deux pas d’ici. Voici le récit de Soliman : « Celui qui a été frappé avait tué, il y a plusieurs années, un homme du village de Gournah. Celui-ci avait des enfans. Sans cesse ils demandaient à leur sœur : Où est notre père ? Et elle répondait : Il a été assassiné. Quand ils ont été grands, ils ont tué celui qui avait tué. »

La vengeance du sang est dans les mœurs arabes. Peut-être la vendetta est-elle d’origine arabe et a-t-elle été importée en Corse par les Sarrasins. Demain il y aura un grand dîner dans le village de Gournah, et on enterrera le mort. On ne l’enterre qu’après qu’il a été vengé.


Esné.

Le grand temple d’Esné, qui à cause de son zodiaque passait, ainsi que le temple de Dendérah, pour un des monumens les plus anciens de l’Égypte, ne remonte pas au-delà du temps des Ptolémées et des empereurs romains. On y lit les noms d’un grand nombre d’entre eux, depuis Claude jusqu’à Caracalla. L’orthographe hiéroglyphique de ces noms, c’est-à-dire l’emploi alternatif de tel ou tel caractère pour exprimer un son identique, est fort bonne à étudier ici, car il est aisé de reconnaître le même nom d’empereur écrit de diverses manières, et on peut parvenir, par cette synonymie des lettres, à connaître la prononciation des caractères employés. Ainsi, j’ai trouvé la syllabe to, dans Antoninus, rendue par la voile, hiéroglyphe dont le sens est assez clairement indiqué par sa forme, mais dont la prononciation était, je crois, inconnue. C’est par beaucoup d’observations de ce genre qu’on parviendra de jour en jour davantage à déterminer le sens et le son qu’on doit attacher à tous les hiéroglyphes.

Le temple d’Esné pourrait être d’un grand effet. Son architecture est belle ; son portique, parfaitement conservé, a été récemment déblayé par le pacha ; mais il semble enfoui dans un trou. Quant au style des sculptures et des hiéroglyphes, il est très grossier, surtout dans la partie romaine. On voit ici, comme à Dendérah, combien l’architecture a mieux conservé que la sculpture les traditions de la perfection antique. Ce que le premier de ces arts a pu recevoir des influences grecques, en lui donnant un peu plus de légèreté, ne lui a rien enlevé de sa grandeur. Pour la sculpture, chose singulière, l’influence de la Grèce l’a rendue barbare.