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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/844

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compte avec un gusto passionné des représentations remarquables auxquelles il assistait. Il risqua sa vie, nous dit-il, pour voir mistress Siddons dans le rôle de Catherine (Henry VIII), qu’elle jouait au bénéfice de son frère Charles Kemble. Celui-ci jouait Cromwell, et l’autre Kemble, — le plus grand des deux, — le cardinal Wolsey. Le rôle d’Anne Boleyn était tenu par miss Forster, une des beautés les plus parfaites qu’ait mises en relief la scène anglaise. Leslie sort tout enfiévré de cette magnifique soirée. « Mistress Siddons a joué glorieusement. J’ai grand espoir de lui être présenté et de pouvoir esquisser sa figure. Cependant la chose ne sera point aisée, car elle est aussi princesse hors de la scène que sur les planches… »

Coleridge en revanche, qui vient de publier Chrislabel, un de ses chefs-d’œuvre, offre lui-même à Leslie la faveur que mistress Siddons doit lui octroyer à si grand’peine. De plus, l’académie de Philadelphie achète une des premières toiles du jeune peintre américain (la Mort deRutland)[1]. Beaucoup de ses compatriotes, qu’il retrouve soit à Londres, soit à Paris, se font un point d’honneur de lui commander leurs portraits. Il avance donc, à pas lents, mais sûrs, vers l’indépendance à laquelle il aspire. Cependant il ne se regardait encore que comme un étudiant ; il dessinait les marbres d’Elgin, tout récemment arrivés. Il copiait à la British Gallery une grande toile de Véronèse. Respectueux devant tous ses anciens, il avait pour Turner une sorte de culte. « Je suis allé hier revoir ses tableaux, dit-il dans une de ses lettres, et j’en ai été ravi comme toujours. Il combine les plus hautes facultés de l’imagination poétique avec un exquis sentiment de ce qu’il y a de vrai, d’individuel dans la nature, et il a montré que ce qu’on appelle l’idéal n’est pas un renchérissement sur ce qu’elle offre de beautés, mais un simple choix, une combinaison des objets qui se trouvent le mieux en harmonie, et que leur juxtaposition met le mieux en relief. »

Ainsi parle-t-il de Turner en 1816. Trente-cinq ans plus tard, en écrivant ses notes autobiographiques, éclairé par les œuvres de décadence que le célèbre paysagiste anglais avait laissées jaillir de son pinceau égaré, il le proclame encore « le plus grand peintre de l’époque. » — « Par bien des gens, dit-il, et par les meilleurs juges peut-être, Turner sera classé au nombre de ceux dont le génie est tel qu’on ne saurait ni le trop louer, ni le censurer trop[2]. Les artistes, ajoute-t-il, — à l’exception d’un seul, — lui avaient rendu

  1. Tiré de l’Henry VI de Shakspeare, acte Ier, scène IIIe. — Le peintre en accepta 1,000 dollars, de préférence à une somme plus forte que lui offrait un amateur anglais.
  2. : :« …..Whose genius is such
     : : That we never can praise it or blame it too much. »