Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

justice dès le début de sa carrière ; mais l’aristocratie et la royauté le méconnurent. Les honneurs officiels, dévolus à des gens bien au-dessous de lui, lui manquèrent toujours. Il ne fut point anobli, et la présidence de l’académie (à la mort de sir Martin Shee) n’échut pas à cet homme dont le génie l’eût honorée. Il est vrai qu’à d’autres égards il manquait de quelques-unes des qualités qui lui eussent permis d’occuper ce poste avec honneur pour lui, et profit pour l’institution même. Il s’exprimait avec peu de clarté, et bon nombre de ses opinions trop capricieuses, trop individuelles, lui eussent fait contester l’extrême déférence à laquelle il pensait avoir droit en raison de son âge et par l’éminence de son talent. »

Tranchons le mot, Turner fut un excentrique. Si l’on en doutait, Leslie lui-même, malgré l’extrême modération de ses jugemens et la bienveillance naturelle dont ils sont empreints, nous en fournirait la preuve. Il raconte que Turner n’avait pas de domicile connu, que nul ne savait où passaient les sommes considérables qu’il obtenait en échange de ses toiles ; on l’accusait d’avarice, et l’unique exemple de libéralité privée que cite Leslie[1] ne l’en disculpe certes pas. On ajoute, à la vérité, qu’il refusa plusieurs fois le prix considérable qu’on lui offrait d’un de ses tableaux (Charles le Téméraire), voulant le conserver pour le léguer à l’Angleterre. Ceci ne paraîtra peut-être pas tout à fait concluant. La vanité, chez un avare, — ici c’est l’orgueil qu’il faut dire, — peut se trouver en lutte avec sa misérable passion, et en triompher accidentellement, bien que celle -ci ait gardé son ascendant habituel.

Sans entrer plus avant dans l’analyse de ce caractère singulier, nous citerons une des anecdotes dont les Recollections de Leslie conservent le souvenir, et qui nous paraît avoir pour l’art de peindre en général une valeur particulière. L’usage existait encore en 1832 que les peintres exposans vinssent donner ensemble les dernières touches aux tableaux qu’ils avaient fait admettre[2], et qu’on déposait, en attendant le placement définitif, dans les petites salles annexes de la galerie de Somerset-House. Cette année-là, Turner avait envoyé une marine très belle et très vraie, mais d’un aspect monotone et gris, ce qui était dû à l’absence complète de toute couleur positive. Justement à côté se trouvait une toile de Constable, l’Ouverture

  1. Un pique-nique nombreux ayant été organisé à Blackwall, Chantrey, qui présidait la table, fit à Turner la plaisanterie de lui passer la carte à payer qui était assez forte. Turner la solda sans hésiter, et ne voulut entendre à aucune des réclamations que suscita cet acte de générosité inattendue.
  2. C’était ce qu’on appelait les varnishing days. Cet usage a été supprimé depuis, et au grand désespoir de Turner, pour qui ces heures de travail en commun représentaient les meilleures traditions de l’ancienne confraternité.