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rousseur son col blanc et frêle. Et ce n’est pas pour les défendre du soleil, mais des épines, que vous lui verrez aux mains ces gantelets de jardinage. La porte du parc nous sera ouverte par la bonne Minna, mariée au cocher John, et entourée d’une nombreuse progéniture, dont le Muttersprach (l’accent national) trahit l’origine semi-allemande. Peut-être un gentleman du voisinage arrivera-t-il en même temps que nous sur un beau cheval bai frémissant sous la double action du mors et de l’éperon. Vous aurez peine à reconnaître, avec cette carrure athlétique, ce teint un peu rubicond, ces épais favoris blonds, ces façons de sportsman, l’amoureux presque idéal de Mary Dasert. Et pourtant c’est lui. C’est M. Saxon Wornton, que le cours des années a fait le propriétaire de Wornton-Hall, une magnifique propriété. Il compte pour beaucoup dans le pays. Il y est presque l’égal de lord Linchpin ou de lord Ploughby. Ne le sait-on pas désigné pour la pairie ? Ne sera-t-il pas, à un jour donné, le baron Slumberton de Slumberton ? Depuis l’époque de sa vie où je vous l’ai fait connaître, il a commis plus d’une extravagance. Il a « semé ses folles avoines, » comme nous disons, et les usuriers juifs en ont prélevé mieux que la dîme. Il a eu ses velléités d’ambition et s’est fait nommer au parlement comme représentant d’une country town ; puis, n’étant pas né orateur, il s’est dégoûté du gouvernement parlementaire, et après une ou deux sessions s’est voué tout entier à l’existence patriarcale du gentilhomme campagnard. À présent, sa gourme jetée, il est excellent agriculteur, magistrat fort populaire, et dépense l’énergie qu’il a de trop pour ce rôle pacifique dans les rudes exercices du sport. Ce sont eux qui l’ont hâlé, rougi, épaissi, changé de tout point.

De tout point ? Non vraiment. Pour Mary Dasert, il est toujours le même. Et Mary Dasert l’aime aussi comme au premier jour. — Bon, dites-vous, que n’ont-ils légitimé par le mariage ces amours si durables ?… — Comment, maladroit, vous ne devinez pas ? Feue miss Dasert, miss Dasert l’aînée, venant à décéder avant que le mariage projeté par les deux jeunes gens eût pu s’accomplir sous ses auspices, avait laissé, outre le testament qui instituait Mary sa légataire universelle, un exposé parfaitement exact de la naissance et de la filiation de cette enfant adoptive. Huit jours avant la célébration des noces, retardées par le refus de M. Wornton père, qui avait rêvé pour son fils un mariage plus avantageux, Mary prit connaissance de ce terrible document, et, le mettant sous les yeux de Saxon Wornton : — Jamais, lui dit-elle, jamais, entendez ceci, je ne serai votre femme !…

Il la connaissait assez pour savoir que cette décision était irrévocable. Aussi ne lui répondit-il pas un seul mot. Tous les préparatifs nuptiaux furent décommandés, et ils n’en partirent pas moins ensemble