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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/123

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souvent de vingt ou trente hommes. Ce chef, qui présidait à toute l’opération, était le tesck-graaf (le comte du battage), et ce nom ne doit pas nous étonner, car dans ces pays libres, où le guerrier était en même temps cultivateur, les travaux des champs avaient le caractère à la fois d’une expédition militaire et d’une cérémonie religieuse, et les rois frisons et saxons, qui luttèrent si longtemps contre les rois francs, même après que ceux-ci eurent conquis la Gaule, n’étaient rien de plus que des chefs élus, riches propriétaires de grands troupeaux. On possède encore, rédigé en vieux frison y le tesck-loaw[1], c’est-à-dire la loi du battage qui réglait tous les détails de l’importante opération dont les usages rappelaient les traditions du paganisme germanique. Le tesck-graaf immolait un bélier avec un couteau orné de fleurs, et on en mangeait la chair aux cris de ram, ram (ram signifie bélier), souvenir évident de l’ancien sacrifice du bouc fait en l’honneur d’Odin. Les jeunes filles qui aidaient au battage, en avançant les gerbes, se lavaient d’abord la figure dans de l’eau de source parsemée de fleurs, et tâchaient de se frapper l’une l’autre avec des chardons, autre réminiscence de l’antique mythologie. Le battage terminé, un banquet rustique réunissait tous les travailleurs. Le fermier et le tesck-graaf y présidaient. Les fortes boissons n’étaient pas épargnées, et la fête se terminait par un bal étrange, où les couples, au lieu de tourner en dansant, comme dans la valse ordinaire, tournaient en se roulant à terre. Ces jeux violens (het walen), origine païenne et grossière de la valse, se sont perpétués malgré les réprobations de l’église[2], qui n’a cessé de poursuivre de ses anathèmes ces vallationes, lusa diabolica, comme les appelle un saint de ces contrées, saint Eligius. Toutes les primitives religions de la nature ont consacré ainsi les travaux agricoles, qui en effet n’êtaient que la mise en œuvre de la force mystérieuse des élémens qu’on adorait. Aujourd’hui les cérémonies du tesck-loaw ne sont plus guère scrupuleusement suivies ; presque partout une machine, mettant en fuite les rites symboliques du culte d’Odin, a dépouillé de sa signification mythique l’opération agricole, qui s’accomplît avec la célérité grave et monotone du travail moderne. Cette machine, qui a fait ce que n’avaient pu accomplir

  1. Le tesck-loaw a été publié dans le Tydschrift, de M. Sloet tot Oldhuis, seizième année.
  2. L’usage de ces valses se retrouve chez toutes les populations des cotes de la Néerlande; on le rencontre jusqu’en Zélande et même en Belgique. Les couples se placent au haut des dunes, puis se laissent rouler ensemble sur la pente de sable fin jusqu’à la plage. Ces coutumes naïves, tradition des anciens âges, disparaissent rapidement où deviennent des jeux d’enfans, comme les héroïques légendes dégénérées en kindermärchen ou contes d’enfans.