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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/243

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une puissance éphémère et trompeuse aux exemples d’un Turgot, d’un Necker, d’un La Fayette et d’un vicomte de Noailles ; mais elles ne peuvent pas rendre tout à coup et foncièrement sérieux, humain, respectueux du droit un peuple accoutumé par un long régime à la frivolité, à la violence et à l’arbitraire ; elles ne peuvent pas donner l’expérience de la liberté à un peuple qui a toujours été mené par la lisière ; elles ne peuvent pas tenir lieu de mobile et de frein religieux à un peuple qui a rejeté la foi. C’est la gloire des libres penseurs du XVIIIe siècle d’avoir fait briller de nouveau devant les hommes les idées chrétiennes de tolérance et d’humanité, que les chrétiens avaient trop longtemps mises sous le boisseau ; mais, en empruntant à la morale évangélique quelques-uns de ses plus beaux principes, la philosophie les avait séparés des croyances et des sentimens qui en font la vertu pratique, et sans lesquels ils se dénaturent. Parmi les contemporains de Barbier et de d’Argenson, il en était déjà beaucoup pour lesquels les mots de tolérance et d’humanité n’étaient que des cris de guerre, annonçant d’inhumaines et intolérantes représailles contre le trône et l’autel. Lorsque les jésuites furent violemment expulsés de France en 1762, une joie haineuse éclata dans tout le pays. « On se souvenait de leurs persécutions, » dit Voltaire, et eux-mêmes convinrent que le public les lapidait avec les pierres de Port-Royal, qu’ils avaient détruit sous Louis XIV. Les mesquines et inefficaces vexations que la « tyrannie ecclésiastique, mariée avec la tyrannie profane, » avait infligées aux jansénistes et aux philosophes avaient fait détester le clergé et brouillé la religion avec l’esprit. La piété, la piété sincère n’avait pas entièrement disparu : il y avait encore de vrais dévots et surtout de vraies dévotes ; mais la dévotion prenait un caractère de plus en plus étroit et futile. « La reine, c’est encore d’Argenson qui parle, va voir à tous momens la belle mignonne : c’est une tête de mort. Elle prétend avoir celle de Mlle Ninon de Lenclos. Plusieurs dames de la cour qui affectent la dévotion ont de pareilles têtes de mort chez elles. On les pare de rubans et de cornettes, on les illumine de lampions, et l’on reste une demi-heure en méditation devant elles. » Pendant que la reine contemplait et choyait la 'belle mignonne, le roi assistait à des concerts spirituels chez Mme de Pompadour. Ces frivolités mystiques et ces profanations dévotes paraissaient presque naturelles, tant on avait l’habitude de voir les pratiques religieuses servir de passe-temps aux honnêtes femmes délaissées et d’assurances contre l’enfer aux libertins timorés. Les vices de ces derniers continuaient à trouver des imitateurs, mais leurs croyances cessaient d’être prises au sérieux. La licence d’esprit, devenait de plus en plus la compagne de la licence des mœurs.

La régularité des mœurs n’était cependant pas, je l’ai déjà dit,