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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/553

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vierges s’effacera-t-elle un jour devant le labeur incessant de la civilisation, ou est-elle éternellement destinée à étouffer sous ses barbares étreintes tous les efforts de l’activité humaine ? Ce sol, que foulait impunément l’Indien, réserve-t-il la vie ou la mort aux fortes races qui voudraient le féconder ? Sans répondre de tout point à des questions-si complexes, qu’il appartient à l’expérience seule de résoudre, quelques souvenirs de courses assez fréquentes à travers le mato virgem pourront du moins éclairer d’un nouveau jour certains côtés du sujet. Le meilleur moyen de faire comprendre l’importance du problème ainsi posé, c’est de montrer la forêt vierge telle que je l’ai étudiée sous ses divers aspects, c’est-à-dire dans les influences qu’elle reçoit du ciel, et qu’elle transmet à son tour aux innombrables êtres vivans qui naissent et meurent dans son sein.


I

On a beaucoup blâmé les Brésiliens d’être en arrière pour la construction des chemins de fer ; mais je crois qu’un voyageur qui n’aurait en vue que les magnificences de la nature préférerait l’humble picada (sentier) à la locomotive. C’est à travers les sentiers tracés çà et là dans la forêt, au pas d’une mule indolente, qu’il respire les fraîches senteurs des plantes, et qu’il peut admirer à l’aise les splendeurs qui l’entourent. Les premiers conquistadores n’avaient aucun souci de voyage ; ils rencontraient les bois vierges dès leur débarquement ; les jaguars et les Tapuyas [1] Tribus indiennes qui occupaient alors les bords de l’Atlantique.
venaient eux-mêmes leur rendre visite aux portes de la cidade. Aujourd’hui toutes les collines qui avoisinent les grandes villes brésiliennes sont couvertes de plants de sucre et de café, et il faut chevaucher à travers des chemins impraticables pour retrouver les forêts primitives que n’a pas encore atteintes la hache du colon ; mais l’on a les émotions de la route, du ciel, du paysage, et ce spectacle fait oublier tout le reste.

Les régions que l’on a d’ordinaire à traverser avant d’arriver en pleine nature vierge peuvent se diviser en trois zones : celle des vendas (auberges), celle des plantations ou fazendas, et enfin celle des forêts.

La première est la plus courte, et ne forme, à vrai dire, que la banlieue des grandes villes de la côte et des capitales de province les plus fréquentées. Les tropas (caravanes de mules) qui sillonnent ces artères pour porter aux entrepôts les produits de l’intérieur ont fait surgir de distance en distance des vendas où les tocadores (conducteurs de mules) se régalent de quelques rasades de cachaça (eau-de-vie de canne), pendant que les bêtes prennent

  1. Tribus indiennes qui occupaient alors les bords de l’Atlantique.