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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/788

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Ces choses-là, dit la baronne, s’égarent toujours à propos... Puis encore une fois elle se tut.

— Mais, madame, s’écria Lucy, ne sentez-vous pas que l’impatience me dévore et que j’en meurs ? Que me répondez-vous enfin ?

— Ma réponse ? fit la baronne en se levant pour la seconde fois, je ne puis encore vous la dire. Si je n’écoutais que mon désir, je prêterais volontiers les mains à ce mariage romanesque. Cet avenir-là me paraît après tout plus convenable et pour vous et pour nous-même que le présent tel que vous le menez ; mais j’aperçois d’ici un obstacle auquel vous n’ avez point du tout songé : ce genre de préoccupation est depuis longtemps sorti de votre cœur. Vous n’avez pas réfléchi que le mariage n’est pas seulement une affaire humaine.

Lucy s’était levée comme elle.

— Et c’est pourquoi, reprit la sainte femme, je ne puis vous répondre sans avoir consulté sur ce point celui qui y est intéressé avant tous, celui qui me dicte depuis cinquante ans toutes mes actions.

Et droite, solennelle, les yeux remplis de cette flamme qui se croyait peut-être divine, un de ses longs doigts levés vers le ciel, la baronne traversa le salon, s’ acheminant vers une petite porte à demi masquée par un rideau. C’était celle de son oratoire. Sur le seuil, elle se retourna : — Je n’oublie point, moi, dit-elle, que le mariage est un sacrement ! — Puis elle disparut. Lucy alors fit une chose folle : elle se coula furtivement jusqu’à cette porte qui venait de se refermer, se pencha vers la serrure et vit ;... mais ce qu’elle vit lui fit passer un nouveau nuage sur les yeux. La baronne était bien réellement agenouillée, bien véritablement elle priait ! Lucy regagna son fauteuil en étouffant de son mieux le bruit de sa robe ; il fallait qu’en rentrant sa cousine la trouvât assise et calme. Quand elle fut là, elle se mit d’abord à songer à tout ce qu’elle avait souffert depuis deux heures : tant de duretés, de sarcasmes, de froides injures revinrent bourdonner à ses oreilles comme une confuse clameur de haine ; puis elle pensa que si elle l’emportait enfin dans cette bataille hardie qu’elle avait livrée, la victoire serait assez belle, et que le bonheur était le prix d’une si rude journée. Cependant il lui semblait que tout son cœur n’était qu’une plaie, et tout à l’heure elle allait recevoir ou la dernière blessure ou la suprême guérison.

Qu’allait-il sortir de cette pieuse méditation de la baronne ? L’alliance ou la guerre ? Que fallait-il espérer ou craindre ? Etait-ce à ses intérêts, était-ce à sa haine que la sainte femme tentait en ce moment même d’associer le Dieu qui lui dictait toutes ses actions.