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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/792

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REVUE DES DEUX MONDES.

masculines sont devenues suspectes. Le comte Lallia prit la main de M’"^ d’Espérilles et lui baisa le bout des doigts ; puis il se tourna vers Julien et le salua tout franchement, tout bonnement, tout rondement, sans s’ effrayer de son visage. Le comte Lallia ressemblait en ce moment à un dompteur qui se trouve en présence d’un tigre nouveau venu dans la ménagerie , qui ne veut pas même prendre garde à sa mine rouge, et qui passe en lui disant : Beau tigre, nous aurons bien raison de vous ! Ce galant homme, qui avait saisi comme au vol l’occasion de se débarrasser au profit d’un honnête homme d’un vieil amour qui commençait à lui peser quelque peu, s’assit alors entre M’"^ d’Espérilles et Julien, et il parla... Et de quoi parla-t-il ? D’abord de Lucette. Le subtil politique plantait au début cette fleur au bord du chemin. Il lui sembla qu’il n’y avait rien de plus habile que d’entamer par le nom de l’enfant le chapitre délicat où il espérait bien, comme il en avait mission, faire éclater l’innocence de la mère. Il trouva le moyen de rappeler que Lucette ne le nommait jamais autrement que son bon ami ; il se risqua même à demander à Julien s’il avait vu la petite pensionnaire. Julien répondit sèchement qu’il l’avait vue, de quoi le comte s’empressa de conclure qu’il l’aimait déjà. Alors il exhiba un splendide album de gravures qu’il avait apporté pour en faire présent à Lucette, et il insinua que c’était son cadeau d’adieu ; il allait partir... Ayant dit cela pour Julien, car c’était à lui qu’il annonçait son départ, il se tourna vers Lucy, car c’était pour elle enfin qu’il partait.

Est-ce qu’elle n’était pas contente de lui ? Vraiment est-ce qu’il ne la servait pas à souhait qu’elle en montrait si peu de plaisir et lui prêtait si peu de secours ? A quoi pensait-elle donc de le laisser ainsi discourir et manœuvrer seul ?... C’est qu’on n’est point le maître de certaines pensées ; l’ennemi, quand il ne peut forcer la porte, trouve le moyen d’entrer par les fenêtres. Depuis l’étrange révélation que la baronne lui avait faite le matin au sujet du comte, Lucy ne l’avait point revu. Qui lui aurait dit qu’elle sentirait en le revoyant ce grand bouillonnement intérieur et cet importun dépit qui lui faisaient en ce moment oublier tout le reste ? Elle croyait pourtant bien l’avoir vaincu ; mais non... C’est pourquoi elle mit une minute entière à répondre au comte ce qu’elle eût dû lui répondre tout de suite, avec empressement, avec étonnement : Vous partez ?...

— Oui, fit-il, je vais, suivant ma coutume, commencer l’hiver en Italie. En êtes-vous donc si surprise ?

Mais elle ne témoignait pas assez qu’elle l’était, elle ne le témoignait pas du tout. A quoi songeait-elle encore ? Toujours à la révélation de la baronne, à l’ancienne demande que le comte Lallia avait faite de sa main , et que jamais depuis quatre ans il n’avait eu la