Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/793

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
789
LA BAGUE D’ARGENT.

pensée de renouveler. — Si j’avais su cela ce malin ! se disait-elle. Et le comte fixa de nouveau des yeux indignés sur elle, car il ne pouvait concevoir qu’elle fût si lente à la réplique, si peu appliquée à suivre le plan convenu. Ce regard l’avertissait, lui disait : Vous n’êtes pas en scène.

Julien trouvait, lui aussi, que la comédie ne marchait point.

— J’ajouterai même, reprit le comte presque en hésitant, que mes momens sont comptés.

— Mais c’est une gageure, interrompit vivement M’"" d’Espérilles, qui sortait enfin de sa rêverie. On dirait, monsieur le comte, que vous avez parié de lutter de vitesse avec les hirondelles cette année. Les voilà qui s’envolent, elles aussi, aux premières gelées. Ce n’est point que vous partiez qui m’étonne, car enfin vous êtes un grand voyageur, tout le monde sait cela.

— C’est donc que je parte si vite ? riposta lentement le comte.

— Eh oui ! je ne m’y attendais pas.

— Je le crois bien, dit le comte, ni moi non plus. Il cédait à l’envie de lancer un sarcasme sous le voile. Il aimait si fort le sarcasme ! Mais ses yeux rencontrèrent les yeux sombres de Julien qui veillaient sur ses sourires. — Le maudit homme ! pensa-t-il. Est-ce que nous le trompons ?

Cette pensée le remplit d’une confusion soudaine, d’un dépit que la réflexion ne fit plus tard que grandir, et aussi d’un peu d’effroi. Ce n’était point qu’il ne fût aussi vaillant que tout autre. Il lui était arrivé par deux fois, dans deux combats politiques, d’échanger avec un ennemi une balle qui n’avait blessé personne ; Julien Dégligny ne lui faisait pas peur. Ceux qui haïssent les hommes et vivent pour leur nuire ont des raisons de les redouter, ceux qui se permettent seulement de mépriser l’espèce humaine et qui ne songent qu’à en faire à leurs passions une Kbnne et commode litière se sont peu à peu désaccoutumés de la craindre. A vrai dire, le comte apercevait enfin ici devant lui quelque chose de grand, de nouveau, d’inconnu qui le forçait à baisser les yeux...

Cette pensée qu’il venait d’avoir l’incommodait et le troublait. Auparavant il ne l’avait jamais eue. Les gens qui sont faits comme le comte calculent, combinent, édifient, mais ne pensent point, parce qu’ils ne sentent pas. Il sentit pourtant alors, en regardant Julien, la magnifique grandeur de cet amour qui voulait demeurer aveugle, et, la sentant et la voyant, il se refusa d’abord à y croire. Un moment il demeura muet à son tour et atterré, se demandant s’il était possible qu’on ne trompât point cet homme étrange, et qu’il fût assez généreux, assez passionné, assez fort, pour laisser croire qu’on le trompait. Quant à Lucy, elle voyait mal ce qui se passait autour d’elle. Une irritante et maudite pensée la poursuivait