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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/794

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comme un moustique en fureur. Elle ne pouvait s’y dérober, quoi qu’elle fît, quand elle aurait eu si grand besoin d’avoir l’âme libre et l’esprit net. Que devait lui importer, si elle aimait Julien, — et elle l’aimait, — que le comte eût autrefois demandé sa main ? L’image de ces six millions perdus pouvait donc encore la troubler l La pécheresse n’était donc pas morte tout entière dans l’amante, qui se croyait le matin encore si bien purifiée ! Et l’heure s’écoulait, et la visite du comte, qui devait être courte et décisive, avait été déjà bien longue. Est-ce que M’"^ d’Espérilles aurait jamais pensé que tout cela finirait ainsi, que tout ce plan vainqueur s’en irait en vaine fumée, et par sa faute ? Voilà pourtant ce qui arrivait. Adieu maintenant la gaîté du matin, adieu cette tranquille conscience de sa sécurité et de sa force que la jeune femme avait rapportée de sa double entrevue avec la baronne, avec le comte ! Elle avait passionnément souhaité cette nouvelle rencontre entre les deux hommes, bien qu’elle pressentît vaguement que Julien pourrait en souffrir un peu. Elle s’en promettait des fruits si beaux ! A présent elle la regrettait, voyant comme elle allait demeurer inutile. Le comte devait y être si habile, elle-même se montrer si naturelle ! Julien, s’il avait quelques soupçons de la vérité, devait être à jamais détourné, persuadé, vaincu. L’amour le plus sincère ne défend point ces ruses légitimes qui sauvent les situations délicates : le bonheur est le prix du succès, la passion de se rendre heureux justifie le reste ; mais par sa faute, oui, par sa seule faute, grâce à cette insupportable préoccupation qui l’obsédait, toute cette séduisante vision s’était évanouie, toute cette série brillante d’artifices avait fait long feu ; tout était manqué. C’est bien ainsi qu’en jugeait le comte. De plus il vint à penser qu’il ne lui appartenait en aucune façon de rendre par un signe M’" d’Espérilles clairvoyante. On croit avec emportement ce que l’on désire. Puisque Lucy aimait Julien, puisqu’elle désirait éperdument d’en être aimée, puisque, mieux que personne, elle sentait et savait ce qui pouvait y mettre obstacle, elle devait demeurer sans doute opiniâtrement persuadée que Julien ne voyait rien, ne saurait rien voir, et qu’étant le plus amoureux des hommes, il en serait éternellement le plus crédule. Ici, malgré son embarras et son impatience encore mal dissipés, le comte poussa un petit rire intérieur qui lui fit infiniment de bien. Il était fort content de lui. Il s’était prêté au dénoûment imprévu de l’aventure avec une complaisance tout à fait noble, avec un détachement d’amour-propre tout à fait rare, avec une exquise délicatesse, avec une discrétion admirable et une incroyable générosité ; il était allé jusqu’à consentir à ce rôle extraordinaire dont on avait voulu le charger en ce jour, et ce n’était point sa faute à lui si cette belle scène, bien préparée