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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/798

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de reculer sans cesse devant lui la coupe enchantée ? N’en voulait-il point payer la possession assez cher ? Il savait qu’elle contenait une ivresse violente, terrible, mortelle peut-être, et il n’en était que plus avide. Impatient du temps qui s’écoulait et se perdait , il était résolu de fuir, — car il pensait toujours à ce départ, — plutôt que de se plaindre. Ce fut Lucy ce jour-là qui manqua de force ; elle tendit furtivement les lèvres et s’échappa ; puis, quand elle fut au bout de la chambre, elle montra de loin une lettre. Elle l’avait jusqu’alors tenue cachée dans sa main. C’était une lettre d’invitation adressée par la baronne d’Espérilles à M. Julien Dégligny. La baronne le priait de venir passer la soirée chez elle le jour même. Lucy, les yeux mouillés, la voix altérée, lui dit que cette invitation ne lui causait pas assez de plaisir. Il n’en voyait donc pas les conséquences ? Rien ne s’opposait plus à leur mariage, et dès que la baronne aurait fait connaissance avec son futur cousin, on pourrait publier les bans. Julien ne répondit pas. Ce qu’il voyait, c’était que la jeune femme n’avait pas quitté ses desseins, c’était que, l’aimant (il croyait qu’elle l’aimait, il en était sur), elle continuait d’agir comme si elle voulait le tromper seulement , c’était que ce subtil esprit menait toujours le cœur, et que, regrettant durement ses fautes, Lucy néanmoins suivrait jusqu’au bout la voie fatale qu’elles lui avaient tracée, c’était que son opiniâtreté dans toute cette politique inutile lui enlevait jusqu’au mérite même du repentir.

Voilà donc ce qu’elle attendait ! Assurée maintenant de la précieuse participation de la baronne, dont elle comptait encore l’éblouir, elle reparlait de mariage. Depuis une semaine, elle avait l’air de n’y plus penser. Il promit d’aller le soir chez la baronne d’Espérilles.

Alors elle revint vers lui en riant. C’en était fait pour le moment de toute impression de tristesse. Elle se ranimait à l’idée de la plaisante chose qu’elle avait encore à communiquer à Julien, car cela devait suffire à dérider ce maussade visage. L’agrément que la pieuse baronne accordait pour son mariage à la pécheresse sa cousine n’était pas, on le sait, sans conditions. Il s’agissait ici de la principale : l’apostrophe,... l’apostrophe qu’il fallait glisser dans le nom de Dégligny après la lettre première. Heureuse lettre que le D, si commode aux roturiers mécontens de leur état ! C’est la providence dans l’alphabet. Lucy avertit Julien de ne point s’étonner, si on l’anoblissait chez leur cousine. La baronne le voulait ainsi ; il serait puéril de la contrarier. A quoi bon faire le puritain à cause d’une si réjouissante misère ? Et puis, si on se laissait affubler de l’apostrophe pour complaire à la baronne, est-ce qu’il ne serait pas toujours