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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/799

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LA BAGUE D’ARGENT.

temps de mettre ce déguisement de côté ? Une apostrophe n’est pas une chaîne. — Julien leva les épaules et dit qu’il consentait à l’apostrophe ; mais Lucy n’avait pu le faire rire : elle en demeura tout alarmée quand il sortit.

Il avait plusieurs heures devant lui jusqu’au commencement de la soirée ; il voulut les employer à une affaire que les nouvelles du matin rendaient plus pressantes : c’était l’achat d’une maison. Cette maison, il ne voulait y résider qu’un mois, une semaine, un jour peut-être ; mais il n’entendait pas enfin se marier dans l’hôtel du comte Lallia. La pensée qu’il fallait quitter la riche demeure semblait n’être pas venue à M""* d’Espérilles. Oh ! cœur facile aux accommodemens, aguerri à l’oubli ! cœur étrange et trop peu sauvage, que rien n’effarouchait, à qui rien ne faisait peur ! Cette pensée, cette effroyable pensée était celle qui, le matin même, quand Julien arrivait chez la jeune femme, quand il avait passé la tête par la porte entr’ouverte de sa chambre, l’avait fait reculer et pâlir. Lucy voulait-elle donc que cette chambre devînt la chambre nuptiale ? Julien se rendit chez un notaire, se fit indiquer une maison à vendre, et courut la visiter. Le lieu lui plut : ce petit hôtel était situé loin du centre de la ville, dans une rue presque déserte. Le jardin était petit, mais ombragé de beaux sycomores à la feuille légère et sombre. Il y avait aussi des sycomores au petit cimetière. Julien hésita d’abord sur ce qu’il devait faire. Il songeait à revenir, à visiter l’hôtel une seconde fois, en compagnie de Lucy ; mais il désirait aussi lui en faire la surprise. Il aimait à lui dire parfois de ces choses inattendues ; elles faisaient jaillir de ses yeux des lueurs qui éclairaient l’âme. Qu’allait-il se passer en elle quand il lui dirait ce simple mot : Nous allons changer de demeure ? Il eût acheté le monde, s’il l’avait pu, pour le savoir. Il se détermina brusquement et acheta l’hôtel. Mais les heures, quand nous souffrons, ne sont plus ces filles légères dont parle la fable : elles ont alors des replis de serpent au lieu d’ailes... Quand il eut fini cette affaire, qu’il n’avait que trop différée, Julien sentit les anneaux meurtriers qui l’enveloppaient. Que faire jusqu’au soir, puisqu’il ne voulait pas rejoindre M’" d’Espérilles auparavant ? Il se souvint tout à coup de son compagnon d’enfance, le seul dont il fût resté l’ami jusqu’à l’âge d’homme, j.usqu’à sa rencontre avec M’"^ d’Espérilles avant son départ pour l’Australie. La veille même, son nom s’était trouvé par hasard sur les lèvres de Lucy. Elle le connaissait un peu, elle disait de lui des choses piquantes qui avaient inspiré tout de suite à Julien un certain désir de le revoir. C’était Horace Raison.

Comme le comte Lallia, Horace Raison était fort répandu dans le monde, ou plutôt dans tous les mondes. On le voyait partout ; il était mêlé à tout, lettres, sciences, affaires, politique et plaisirs de