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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/800

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la grande ville. Il appartenait à cette classe qui fait l’opinion à Paris, lequel la renvoie toute faite au reste de l’univers civilisé, qui se trouve ainsi gouverné sans s’en douter par une oligarchie de gens qui n’y songent point. Ce sont les grands mandarins d’une société qui ne change qu’en apparence, et qui n’est pas moins immobile au fond que la Chine elle-même. Ils n’ont pas besoin, pour se reconnaître entre eux, de porter un globule d’or à leur bonnet ; ils sont le cœur et les nerfs de la grande ville, qui ne s’agite et ne remue qu’à leur volonté.

Horace Raison était né, comme nous le savons, avec une vive intelligence et une fièvre intermittente d’action qui fait souvent penser de grandes choses, mais ne permet presque jamais de les accomplir. Il disait parfois que sa première jeunesse avait été très tourmentée : on s’en doutait bien. Ce gros orage s’était changé en une pluie douce avec le temps, et d’enfant terrible de la nature qu’il promettait d’être, Horace était devenu un philosophe pratique très bon enfant. Il ne lui était rien resté de ces premières dispositions à une sauvagerie incommode qu’un irrésistible penchant à la sincérité dans son langage et dans sa conduite. Encore ses détracteurs soutenaient -ils que ce n’était qu’une singularité pour faire parler de lui, ce qui après tout n’aurait pas été damnable, car la fin justifie les moyens, et il ne faut point se soucier des motifs qui font dire la vérité, pourvu qu’on la dise. Horace ne la disait pas du tout d’ailleurs en paysan du Danube : il savait fort bien la parer et même l’adoucir. Depuis longtemps, il ne connaissait plus la colère ; mais cette pluie douce qu’il faisait tomber sur son prochain le pénétrait souvent jusqu’aux os. Horace Raison passait donc pour extrêmement redoutable à tous ceux qu’il n’aimait point. Il ne l’était pas moins à celles qui l’aimaient. N’allez point vous figurer ici un don Juan bourgeois entouré d’une troupe éplorée d’Elvires. Et d’abord Elvire l’emportée, l’élégiaque, n’aurait point du tout été son affaire, car il était homme de goût. Le goût tuera quelque jour ces grands mandarins de la Chine parisienne, mais jusqu’à présent il a fait leur force. Ils ne l’ont pas plus délicat, plus raffiné en littérature qu’en amour ; ils haïssent dans la réalité comme dans les livres tout ce qui crie et ce qui détonne. Avec cela, Horace Raison possédait un sens droit, un cœur généreux et ce qu’il faut de conscience pour demeurer galant homme dans la galanterie, dont il faisait au reste profession de ne se soucier guère. Il menait une existence libre, mais non folle. Ces grands mandarins ne sont pas les gens qui s’amusent ; ils vont, viennent, passent, voient, butinent et recueillent : c’est une vie d’a])eilles. Le vrai Paris n’est pas une ville de plaisir, ainsi que le croient trop ceux qui n’en sont point. C’est même une opinion du Monomotapa que de croire cela. L’es-