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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/801

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LA BAGUE D’ARGENT.

prit pense plus à Paris que le corps n’y dépense. Horace était riche ; il voyageait l’automne, demeurait en ville l’hiver, le printemps et l’été ; il ne se formait point pendant ce temps-là de cénacle dont il ne fût ; on ne représentait ni un opéra ni une comédie qu’il n’y assistât. Il avait ainsi rencontré tout le monde ; nul ne pouvait se vanter d’avoir échappé à l’activité de ses yeux, qui voyaient de loin, vite et juste... Il connaissait M’"'= d’Espérilles et l’admirait volontiers parce qu’elle était de la race qu’il aimait le plus, race de pures Parisiennes, si lestement belles qu’on n’a jamais le temps de détailler et d’analyser leur beauté, vives comme des alouettes, profondes comme la mer, fines comme l’acier. Il connaissait aussi le comte Lallia, ce qui faisait que son admiration pour M’"^ d’Espérilles était passablement cavalière.

Il accueillit Julien avec la cordialité la plus franche ; il l’avait autrefois tant aimé. C’était un compagnon qui lui ressemblait, avide comme lui de la libre expansion de son être, et c’est pourquoi ils avaient passé jadis plus d’un jour au cachot ensemble. Leurs maîtres les avaient sans cesse traités tous les deux avec la même défiance, parce que tous les deux promettaient de n’avoir point l’âme commune. Ils avaient tenu ce qu’ils promettaient. Lorsque Julien eut achevé de raconter sa vie depuis qu’il était sorti de la géhenne du collège, Horace sourit et lui serra vivement la main. Ce voyage en Australie le séduisait fort.

Il ne raconta point à son tour l’existence qu’il menait. Ce sont là choses mystérieuses qui ne se disent qu’aux initiés ; il n’aurait pas été bien sûr de se faire comprendre. L’entretien cependant prit bientôt un tour intime. Julien, interrogé sur ce qu’il comptait faire en France, regarda fixement Horace, et lui répondit qu’il se proposait de n’y rien faire que d’être heureux.

Il y a des paroles qui frappent l’air comme une cloche d’alarme. Horace Raison ne comprit point du tout pourquoi l’annonce de ce parfait bonheur que se promettait de goûter un vieux camarade lui causait, à lui, une impression si incommode ; mais il la ressentit vivement. Il se hâta de demander à Julien ce qu’il entendait par ces deux mots magnifiques : être heureux. Julien lui apprit qu’il allait épouser une femme qu’il aimait et dont il était séparé depuis plus de six ans.

Certainement Horace Raison se faisait un devoir de ne jamais se montrer trop sévère au sensible endroit des fautes des femmes ; cependant il y a faiblesses et faiblesses, et il se lançait d’ordinaire à ce propos dans des distinctions et des subtilités qui ne finissaient point ; mais quant à ce qui touchait l’honneur des hommes, il était impitoyable, et l’intégrité de sa vie lui donnait bien quelque droit de l’être. En ce moment, l’idée lui vint qu’il avait devant les yeux