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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/806

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autres, — qu’un grand tapage se faisait entendre dans la cour, dans l’escalier, dans l’antichambre : bruit de voiture, tumulte des domestiques empressés. C’était l’arrivée de la baronne,... oui, la baronne d’Espérilles elle-même dans la maison du scandale, dans la maison du comte Lallia ! Tout d’abord elle montrait aux deux amans sa haute mine sévère qui leur rappelait que le bonheur était proche, mais qu’enfin il fallait l’attendre. Elle avait toujours cent raisons, graves comme elle-même, de venir rompre leur tête-à-tête ; mais elle n’en aurait eu aucune, qu’elle serait encore venue, la sainte femme. Une puissance la conduisait : c’était la curiosité de cet amour.

Elle l’épiait de tous ses yeux, le dévorait dans son cœur. Le plus fort du plaisir qu’elle trouvait à le servir était certainement le droit qu’elle avait acquis de le troubler et de le tourmenter sans cesse. Pour cette jouissance seulement, quand même elle n’aurait point eu d’autres considérations divines et humaines, elle aurait dix fois marié sa cousine et servi de bouclier à bien d’autres péchés que les siens. Une chose pourtant l’inquiétait dans cette aventure, où elle rencontrait tant d’attraits, — sans compter l’honneur : — c’était la secrète pensée de Juhen, qu’elle ne pénétrait point. Elle n’était pas sûre de lui, — pas plus que ne l’était le comte Lallia ; — elle ne faisait pas son chemin dans cette âme fermée. D’abord elle l’avait méprisé comme un pauvre aveugle qui s’en va trébuchant à travers la vie, se prenant à tous les lacs, proie marquée pour les abîmes ; mais elle ne le méprisait plus, s’étant aperçue qu’il n’était pas aveugle et savait bien ce qu’il faisait.

L’irritante passion pourtant que l’amour ! Seul, il rend l’homme capable de ces actions étonnantes dont on ne saurait dire si elles sont généreuses ou lâches, imprudentes ou sublimes. C’en est bien assez pour le faire haïr furieusement de ceux qui ne l’ont point connu. Lorsque la baronne d’Espérilles surprenait entre Julien et Lucy quelque signe de tendresse, elle sentait aussitôt comme une chaude rivière de fiel qui circulait dans toutes ses veines ; elle pensait que ce n’était pas ainsi que son mari, son bon mari, l’avait aimée, bien qu’elle eût grisonné pour lui. L’honnête gentilhomme savait trop bien à qui il avait affaire : il ne l’aurait pas osé. Alors elle se levait, elle parlait d’emmener Lucy ; elle pensait bien que la jeune femme n’aurait point le mauvais goût de lui résister. Est-ce qu’après de si grands services, si fraîchement rendus, il n’était pas juste que sa cousine devînt son bien et sa chose ? Et la baronne avait calculé qu’il en serait toujours ainsi : elle se flattait d’avoir forgé avec ses bienfaits une bonne chaîne à la pécheresse. On pouvait dire que la sainte femme avait mis le diable dans un