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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/805

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LA BAGUE D’ARGENT.

sa parente, qui était plus qu’à demi noyée, la sainte femme entendait mener vigoureusement le sauvetage. Il ne faut point marchander le bien qu’on fait ; mais elle le faisait cette fois avec tant d’entrain et de chaleur sincère, et d’un air si naturel, elle s’associait si franchement à la félicité de sa belle cousine, que beaucoup de gens s’y laissèrent prendre. On en vit qui s’en allaient affirmant qu’on s’était trompé sur le caractère de la baronne d’Espérilles, et qu’il pourrait bien y avoir un cœur ordinaire, un vrai cœur, même un bon cœur, dans cette longue figure d’ivoire, en dépit de ce qu’en disaient l’anatomie et la raison.

Est-ce qu’on ne voyait pas bien de quelle généreuse façon elle se conduisait avec la cousine ? Il se tuait un veau gras par jour à l’hôtel d’Espérilles en l’honneur de la belle prodigue ; réceptions et dîners ne finissaient plus. Quant aux deux parentes, ennemies la veille, elles ne se quittaient point. Elles se voyaient souvent dès le matin, on allait au sermon ensemble ; mais il faut bien édifier aussi les gens qui ne vont pas au sermon. La baronne, qui depuis de longues années affectait de ne sortir qu’à pied, fit revernir sa voiture, et soudain se prit d’un goût décidé pour les promenades mondaines. Julien fut contraint de subir les promenades comme les dîners. Chaque après-midi, la baronne montait en voiture et s’acheminait vers le bois, ayant à ses côtés sa pécheresse repentie, en face le rédempteur. On reconnaissait de loin l’équipage de la baronne d’Espérilles à sa livrée noire.

Ah ! si la sainte femme eût pu statuer que la terre entière ne serait plus qu’yeux, qu’oreilles et que bouche pour recueillir, admirer et chanter son œuvre pie ! Encore une fois, ce n’était pas qu’elle fût intéressée en aucune manière dans cette œuvre-là ; mais elle avait le juste désir enfin que son nom y demeurât attaché comme à une belle chose qu’elle aurait faite. Lorsqu’un architecte a bâti ou réparé un édifice, il inscrit son nom sur les murs. La baronne effrayait sa cousine elle-même par le bruit et l’éclat qu’elle méditait de faire autour de ce mariage. Elle décida qu’on le célébrerait en l’église de Saint-Thomas-d’Aquin : c’était là que Lucy avait épousé M. d’Espérilles onze ans auparavant, et le jour qu’elle en avait eu dix-sept. Cette église la connaissait.

Ainsi rarement, bien rarement, Julien et Lucy se trouvaient seuls. La solitude, qu’ils auraient dû fuir peut-être, les fuyait d’elle-même. Le matin, Julien entrait ; Lucy accourait au-devant de lui, furtive, inquiète, déjà parée. Elle se hâtait de lui dire qu’elle l’aimait, car elle craignait de n’en point trouver d’autre occasion de tout le reste du jour. A peine avait-elle accompagné ces deux mots- là d’un serrement de main, d’un baiser des yeux, — puisqu’elle réservait les