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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/804

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qui s’étaient naguère fermées devant elle ; de nouveau elle faisait partie du monde, 11 allait l’honorer d’abord du bout des lèvres, puis, comme il s’accoutume à tout peu à peu, il oublierait qu’elle ne méritait pas davantage. Elle seule s’en souviendrait ; elle poursuivrait donc mentalement dans le secret de son cœur, et vis-à-vis de Julien tout seul, cette douce expiation cachée qui allait être le charme douloureux de toute sa vie et le plus piquant attrait de son bonheur. C’est émue par toutes ces pensées que sous ces habits moroses, assise dans ce fauteuil bordé de noir, dans ce morne salon, elle resplendissait comme une vivante aurore. Et puis elle était si contente de la baronne, sa cousine. Jamais elle n’eût espéré que la sainte femme en userait avec Julien d’une façon si simple, si naturelle et si digne. La baronne le traitait bien comme un allié, comme un parent, comme si l’affaire était déjà conclue et bénie. En le nommant, elle lui restitua l’apostrophe que supprimaient les valets, ne voulant point après tout l’anoblir plus qu’il ne convenait. Quelle modération ! Elle le fit asseoir entre elle et Lucy. L’heureuse Lucy, n’osant lui parler, n’osant le regarder comme elle se plaisait à le regarder quand ils étaient seuls, voulut au moins lui prouver qu’elle n’était occupée que de lui. Elle arrangea sa robe et furtivement en jeta les plis sur les genoux de Julien. 11 se trouvait ainsi tout enveloppé d’elle. Ce petit manège n’échappa point à la clairvoyante baronne. Elle se pencha à l’oreille de sa cousine : — Je vois que vous l’aimez bien, lui dit-elle tout bas. A la bonne heure ! Enfin vous avez le neuvième commandement pour vous.

Lucy rougit bien un peu ; mais ce fut tout. La soirée alors reprit son cours ordinaire. Les quatre siècles et demi, troublés d’abord par la présence d’un étranger, se renfoncèrent et s’accommodèrent dans leurs fauteuils, et ces six oracles des temps passés se mirent à causer du temps présent.

XIV.

Qui l’eût prévu ? la baronne d’Espérilles, après cette soirée, se mit à faire profession d’aimer son futur cousin à la folie. Les louanges de Julien Dégligny ne tarissaient plus dans sa bouche : ce fut une source de miel étonnée de couler entre ces bords tapissés d’absinthe. La baronne en extravaguait, en radotait presque : on l’entendait jurer partout qu’elle était ravie de s’être mêlée d’une aussi heureuse affaire ; elle alla jusqu’à déclarer qu’elle n’avait aucun souci, dans cette circonstance, de se trouver en opposition avec le sentiment connu de l’église, qui n’approuve qu’à regret les unions de veuves. Tout cela signifiait que, s’ étant déterminée à tendre la perche à