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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/803

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LA BAGUE D’ARGENT.

tait une nuance de plus que l’apostrophe stipulée : on ne marchandait point la savonnette à vilain chez la baronne d’Espérilles. La baronne fit deux pas au-devant de son futur cousin. Elle n’était guère moins grande que lui, si bien que tout d’abord leurs yeux se heurtèrent ; mais ceux de Julien s’abaissèrent aussitôt vers la main de la sainte femme. Il se souvenait de cette main osseuse qui s’était levée vers le ciel en sa présence pour maudire la rebelle Lucy, et qui avait, la première, ouvert devant lui l’enfer du doute. Trois lampes soigneusement recouvertes de globes opaques éclairaient à peine ce vaste salon. Deux étaient placées sur la cheminée ; la troisième reposait sur une table qui occupait un des angles de l’appartement et autour de laquelle on voyait six ombres assises, dont trois douairières. Là s’agitaient, sous la figure des six vieillards, les quatre siècles et demi dont la seule vue glaçait autrefois l’âme alerte de Lucy dans les premiers temps de son veuvage et de sa captivité, alors qu’elle pleurait Julien absent à la faveur de ce deuil qui lui permettait au moins la libre douceur des larmes. Ce fut vers cet aréopage que la baronne conduisit Julien. Elle était plus que jamais majestueuse, austère. Pour ne point se ressouvenir du passé , elle élevait son âme vers celui qui lui avait commandé de tout oublier. Elle ramenait au bercail avec un entier apaisement de cœur la brebis pardonnée ; elle s’associait dans un parfait esprit de charité, sans se soucier en aucune façon de l’intérêt de sa famille et de son nom, à l’œuvre de réparation qui allait s’accomplir. Elle présenta Julien à ses pieux amis. Le tribunal avait dès longtemps jugé la pécheresse ; maintenant il accueillait le rédempteur. Oh ! le demi-jour hypocrite qui régnait dans ce salon et qui ne montrait point les visages ! Julien crut pourtant voir passer sous toutes ces paupières pesantes comme la lueur souriante de la même pensée aigrement moqueuse. Ces quatre siècles et demi n’avaient jamais vu chose si gaie ; le rédempteur leur paraissait faire un bon personnage. Brusquement Julien se retourna vers Lucy. Elle était assise au coin de la cheminée, sous l’une des lampes. Seule dans cette assemblée, elle ne se connaissait pas de raison de cacher ce qui se passait dans son cœur ; sa charmante figure s’abandonnait sans méfiance aux indiscrétions de cette pleine lumière ; la brebis pardonnée était radieuse.

C’est que cette soirée était pour elle une magnifique victoire. Elle se retrouvait donc dans ces tristes lieux témoins de ses humiliations, de ses douleurs, de la servitude première ; elle s’y retrouvait le front haut, affranchie par l’amour ! La réhabilitation était complète, puisque dans cette maison de la vertu sombre, jalouse, fanatique, elle pouvait se croire et se dire chez les siens. Elle rouvrait, elle forçait, sous la toute-puissante protection de la baronne, les portes d’ivoire