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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/117

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à bord leur ration journalière, ils ne savaient pas tour à tour s’astreindre à un jeûne forcé et se gorger de nourriture suivant que la chasse avait été productive ou infructueuse. Un Esquimau est seul capable de rester plusieurs jours sans manger et de se tenir aux aguets pendant des jours et des nuits, au milieu de la neige et par un froid de 30 à 40 degrés, au-dessus du trou d’un phoque jusqu’à ce que cet amphibie vienne respirer à la surface de l’eau. En outre la vie commune avec un peuple barbare et grossier répugnait à des hommes civilisés qui n’étaient pas encouragés, comme M. Hall, par le désir d’étudier les mœurs du pays. Tous ne savaient pas se préserver du froid, et, faute de vêtemens appropriés au climat, ils souffraient horriblement sous les huttes de neige où ils devaient rester confinés. M. Hall au contraire s’était tout à fait accoutumé à cette existence et la supportait sans dégoût et sans fatigue.


« Je vivais alors (dit-il) uniquement comme les Esquimaux. Si je donnais le détail de ce qui composait nos festins, la plupart des lecteurs en éprouveraient du dégoût ; mais avec les indigènes on ne peut faire autrement, il faut bien se figurer qu’on ne peut vivre chez eux qu’en adoptant leurs mœurs et en se mettant à leur niveau. Lorsqu’un homme blanc entre pour la première fois dans un tupic ou un igloo, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il sent lui cause des nausées, même les regards de ces bonnes créatures qui lui offrent la plus cordiale hospitalité. Prenez pour exemple la hutte où j’avais ce jour-là un excellent dîner. En entrant, vous auriez vu une réunion des êtres les plus sales étendus au milieu de viandes dégoûtantes, de chairs saignantes, d’ossemens et de peaux. Vous auriez vu au-dessus d’une large flamme une marmite de pierre enduite de suie et d’huile par un long usage et remplie jusqu’aux bords d’un brouet noir et fumant ; tout autour, des hommes, des femmes, des enfans, moi-même compris, dévorant le contenu de cette chaudière, et vous auriez eu pitié des pauvres humains réduits à se nourrir de tels mets. Les plats sur lesquels la soupe était servie vous auraient soulevé le cœur, surtout à la vue des chiens qui les nettoyaient avec leur langue souple avant que les maîtres ne s’en servissent. »


N’insistons pas plus qu’il ne convient sur ces tableaux de mœurs intimes. L’auteur lui-même, si satisfait qu’il fût de son séjour parmi ses amis esquimaux, désespérerait sans doute d’entraîner à sa suite les touristes curieux de voir de nouveaux pays. Enfin le mois de juillet revint et fit fondre les glaces au milieu desquelles le George Henry était emprisonné. La mer s’ouvrait de nouveau, et le navire se balançait sur ses ancres en attendant le signal du départ. Tous les indigènes qui avaient lié connaissance avec l’équipage et en avaient reçu de petits présens, — grains de verroterie pour les femmes, vieux fusils, couteaux, scies pour les hommes, — se pressaient sur le pont afin de souhaiter aux voyageurs une traversée