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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/706

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pas mieux que de s’introduire dans les ruches; son corps, tout velu et couvert de plaques cornées, défie la piqûre. Les abeilles, qui redoutent cette visite désagréable, savent très bien s’en préserver dans les pays où il y a beaucoup de sphinx. Dès que les premiers commencent à se montrer aux soirs des plus longs jours, nous raconte M. Blanchard, les abeilles rétrécissent l’entrée de la ruche de telle façon que le voleur ne peut plus entrer. La saison des sphinx passée, elles détruisent la maçonnerie faite et rétablissent le passage dans sa largeur primitive. Voilà certes des bêtes qui ont le coup d’œil ! Y a-t-il donc si loin de ce coup d’œil à cette entente de la symétrie qu’a le dernier sauvage, sensible à l’harmonie des lignes d’une découpure ou d’un tatouage? N’est-il pas plus simple de supposer à l’abeille quelque chose de la même impressionnabilité plutôt qu’une sorte d’instinct mathématique, comme on le lui a parfois attribué? Toute la physiologie cérébrale des insectes reste à faire. Tant que nous ne serons pas plus avancés, il est peut-être téméraire d’accorder beaucoup à leurs facultés intellectuelles, mais il est certainement déraisonnable de les trop rabaisser. C’est toujours au reste chez nous ce vieux péché d’orgueil si finement raillé par Montaigne, précisément à propos de l’esprit des bêtes. Bien mieux que Descartes, il a vu les animaux; il les aime, il joue avec sa chatte, et ce commerce l’éclairé; il juge très sainement de la trop petite part d’intelligence faite aux bêtes par l’homme, tandis que lui-même « se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune. »

Pour les fourmis légionnaires, la filiation des phénomènes successifs propres à expliquer l’apparition et le développement de leur instinct était beaucoup plus difficile à imaginer. On eût pu désespérer de toute induction raisonnable, si quelques faits, çà et là dans la nature, n’étaient venus nous mettre sur la voie en nous montrant ailleurs le même instinct moins développé ou modifié de différentes manières. Ces observations, coordonnées par M. Darwin, sont devenues des traits de lumière, et ont permis de se figurer d’une façon au moins plausible l’évolution de ces curieuses habitudes. Ainsi il n’est pas rare que des fourmis — qui ordinairement ne prennent point d’auxiliaires — emportent chez elles des nymphes trouvées par hasard dans le voisinage de leur demeure. Il n’est pas invraisemblable que quelques-unes de ces nymphes soient venues à éclore, et qu’elles aient rempli dans la cité d’adoption les fonctions de leur instinct particulier. Qu’on admette maintenant que ces services soient de quelque utilité à la fourmilière, elle réussira mieux, et dès lors il peut arriver que les mêmes enlèvemens et les mêmes éclosions de hasard se répètent. A la longue, l’habitude sera prise, puis viendra l’instinct d’apporter des nymphes volées. En même temps la pré-