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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/333

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emportent à toute vitesse, sans que le fouet qui claque à leurs oreilles les touche jamais, la diligence, au sommet de laquelle les voyageurs, allongés sur des sacs, fument leur pipe en rêvant, — et quels beaux rêves inspirés par les horizons bleus d’un monde qui ne connaît d’autre maître que le passant qui en jouit ! Après la prairie, des déserts plus arides. Certes il n’y a pas là de villes, ni de cathédrales, ni de forteresses, mais les rocs éternels représentent à s’y tromper et sur une échelle colossale les monumens de la main des hommes ; cette architecture surhumaine flamboie, enveloppée de la pourpre du soleil, au milieu des pics couronnés de brouillards et de neiges qui jamais ne fondent. Les villes n’ont pas de bruits comparables à ceux du tonnerre grondant sous les pieds du voyageur, tandis que les nuées orageuses de ces régions indomptées effleurent son visage comme autant d’étendards en lambeaux.

Voyez la perfidie ! Ce plaisant pays de France, placé ainsi à côté de la moins plaisante, mais plus grandiose Californie, se trouve tout à coup réduit, sous la grêle de complimens dont on l’écrase, aux proportions d’un jouet de Nuremberg. Cependant, à peine arrivé à Paris, Mark Twain est obligé de convenir qu’il n’a rien vu de comparable aux maisons de pierre blanche régulièrement alignées et précédées d’un alignement non moins régulier de réverbères, aux magasins de bijouterie, où l’or est séparé de l’imitation, bien qu’on puisse s’y tromper, — quelles honnêtes gens que ces Français ! — au bois de Boulogne et à ses équipages ! Voilà tout. De Notre-Dame, il ne remarque guère que les reliques, qui lui paraissent ridicules ; il en parle un peu moins longuement que de la Morgue ; les chefs-d’œuvre du Louvre lui sont un prétexte pour déclamer contre la basse adulation des artistes, qui ont prostitué leur génie au point d’asseoir des tyrans et des princesses infâmes sur les nuages d’une apothéose ! Il accorde plus d’attention qu’elle n’en mérite à la colonne de Juillet, afin de pouvoir maudire la place qu’occupa la Bastille. Les revues militaires l’intéressent ; c’est dans une revue qu’il rencontre pour la première fois Napoléon III et son hôte le sultan. Ce dernier représente, bien entendu, aux yeux d’un démocrate, l’ignorance, la superstition, le despotisme sanguinaire ; quant à l’autre, il en fait l’expression vivante du XIXe siècle, un parvenu sublime ; il faut citer les paroles mêmes de l’humoriste américain, que les événemens se sont chargés d’interpréter à leur façon. « On l’a bafoué, on l’a nommé bâtard, tandis qu’impassible il poursuivait une chimère apparemment irréalisable. On l’a exilé : dans l’exil, ses rêves l’ont suivi en Amérique, il a couru des courses à pied, et le voici sur un trône ! Ce trône, il savait qu’il l’occuperait ; ni le fiasco de Strasbourg, ni sa captivité dans les cachots