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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/115

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fort, qui en impose par la parole, par les actes, celui devant qui il faut plier, celui qui est vraiment maître des autres[1] ; le mauvais, c’est l’être faible, timide. Le Schkipétar racontera avec orgueil qu’il a volé habilement les moutons du clan voisin, qu’il a surpris, trompé et tué son ennemi, que nul ne l’égale en ruse, que nul ne sait mieux que lui faire souffrir sa victime. Ainsi le sage Nestor se vantait dans l’assemblée des Grecs des razzias qui avaient été l’honneur de sa jeunesse. Ainsi Ulysse avait mérité d’être cité en exemple aux hommes de son temps, et rappelait avec orgueil son aïeul maternel, Autolykos, brigand émérite, protégé des dieux et surtout d’Hermès. La piraterie resta jusqu’à l’époque historique, jusqu’au temps de Thucydide et de Platon, un métier non-seulement avouable, mais qui méritait le respect populaire. Nous ne dirions pas à un hôte auquel nous ferions honneur : « Seriez-vous pirate ? » Les Grecs homériques n’y manquaient pas. L’Albanais demande au fugitif qui va devenir son ami : « Combien de têtes d’hommes as-tu coupées ? »

La vie albanaise est très simple, — ces peuples ne sont pas agriculteurs, et ils ont le mépris du travail pénible ; — ils conduisent leurs troupeaux aux pâturages, comme faisaient les héros grecs, qui étaient tous bergers. Si la saison est trop mauvaise, ils brûlent du bois et en vendent le charbon. C’est là certainement l’industrie la plus primitive que l’historien puisse imaginer. Ils vivent dans des maisons misérables ; beaucoup de ces cabanes possèdent quelques objets précieux, trésor du maître, non-seulement des armes, mais des aiguières ciselées, des colliers d’or, quelquefois d’admirables bijoux. Comment ces merveilles se sont-elles égarées dans ces montagnes ? Nul ne le sait. Les Albanais les plus considérés, ceux qu’on appelle des pliaks, et que l’on regarde comme l’élite de la race, prennent part aux travaux les plus vulgaires. Pendant que le fils conduit les bœufs aux champs, comme Ménélas, le père construit sa maison lui-même comme Ulysse. Pour le dîner où il vous reçoit, il tue lui-même le mouton, ce que faisait aussi Achille. On s’assied par terre, au milieu des ustensiles les plus communs ; vous voyez circuler de main en main une coupe prise sur des ennemis civilisés. Les femmes de la maison vous servent. Le repas fini, le pliak prend la guzla et enjoué lui-même pendant que les jeunes gens luttent à la course et aux jeux d’adresse, ou se réunissent pour le cholo, cette vieille danse où les hommes se tiennent par la main et

  1. Les remarques de Welcker dans la préface de son édition de Théognis sont classiques sur ce sujet, 9-16.