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chef consiste précisément dans ce que le vulgaire appelle dureté ? Quel est en somme le meilleur, d’un général qui, par négligence de caractère ou niaise complaisance, tolère chez ses soldats un relâchement de discipline qui un jour ou l’autre se traduira infailliblement en dangers pour eux-mêmes, ou d’un général qui par les mâles habitudes d’une discipline rigoureuse en tout temps les rend invulnérables à l’heure décisive ? « Va, va, mon garçon, disait le roi Gustave-Adolphe à un soldat qu’il faisait punir pour un acte d’indiscipline, mieux vaut que tu souffres cette correction à cette heure que de brûler éternellement du feu de l’enfer, » et le roi Gustave-Adolphe n’a jamais passé, que nous sachions, pour inhumain. Le maréchal Davout, sous des formes moins pieuses, pensait au fond exactement comme le roi Gustave-Adolphe. Pendant la campagne de Russie, nul corps n’a été soumis à d’aussi rudes épreuves que le corps de Davout ; c’est lui qui a formé l’avant-garde de la grande armée et qui a soutenu les premiers combats, en sorte que, lorsque les autres corps sont entrés tout frais en lice, celui de Davout avait déjà plusieurs semaines de fatigues. Lorsqu’il a fallu sortir de Moscou, c’est lui qui a été chargé de protéger la retraite pendant plus de la moitié de cette effroyable route. Tous les autres corps d’armée fondent l’un après l’autre avec une rapidité effrayante, celui de Davout au contraire se dissout avec une lenteur relative qui frappe d’étonnement. Ses soldats avaient-ils donc des privilèges physiques particuliers ? Non, mais ils avaient pour résister aux élémens les mâles habitudes d’une discipline plus ancienne et plus stricte. Non-seulement l’armée se dissout, mais elle se débande, et se précipite dans la mort par imprudence, désespoir et folie ; seul le corps de Davout, tant qu’il reste un chiffre d’hommes suffisant pour figurer une ombre de corps d’armée, se maintient compacte et solide ; si, dans cette masse d’hommes affolés et désespérés, il y a encore quelque part tenue, discipline, prudence, dignité et possession de soi, c’est dans le corps de Davout. Eh bien ! mais savez-vous qu’une dureté qui produit de pareils résultats mérite beaucoup mieux le nom de bonté qu’une indulgence qui laisse ses soldats sans défense contre des accidens qu’elle n’a pas prévus ? Ses soldats n’en souffraient pas moins, parce qu’ils souffraient avec ordre, seulement ils résistaient plus longtemps aux dernières conséquences de leurs souffrances par les ressources qu’ils puisaient dans la discipline, et enfin, quand il fallait mourir, ils en mouraient mieux, ce qui est encore quelque chose. Concluons donc que le général véritablement bon est celui dont la vigilance continue, ne tolérant jamais aucune infraction à l’ordre, protège ses soldats contre les sottises de leur propre incontinence dans la victoire, contre les foies de leur propre désespoir dans les grandes déroutes, et les met