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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/296

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REVUE DES DEUX MONDES.

glaçons sous le crâne, l’âme se fige, le sang tombe comme la colonne de mercure. On ne raisonne plus, on n’a plus de sentimens humains, la morale n’est plus qu’un frimas dans vos cheveux, les forces élémentaires se réveillent en vous. Comme on s’emporte lorsqu’un clou indocile ne veut pas entrer dans un mur, comme on lui écrase la tête d’un grand coup de marteau en l’accablant d’injures ! Ici la lutte est muette, sérieuse, patiente, presque résignée. Cette vie que nous aimons et qu’il s’agit de disputer à l’ennemi est engourdie, on est devenu pierre, glaçon, quelque chose qui résiste par sa force d’inertie.

Un rideau blanc nous cache nos chevaux. Le traîneau nous emporte comme une barque sans rames et sans voiles ; il semble par momens immobile. L’ouragan hurle toujours, la tourmente nous enveloppe ; le temps et l’espace ont cessé d’exister pour nous. Avançons-nous ? restons-nous en place ? fait-il nuit ? fait-il jour ?

Lentement les nuages glissent du côté du couchant. Les chevaux ronflent, ils redeviennent visibles, on aperçoit leurs dos chargés de neige. Cela tombe à flocons pressés et s’amoncelle devant nous en couche épaisse, mais au moins on y voit de nouveau, et l’on peut avancer. L’ouragan ne fait plus que râler et se roule sur le sol en gémissant, les brouillards sont tombés à terre comme des tas de gravois. Où sommes-nous ?

Autour de nous, tout a été enseveli ; nul vestige de la route, nulle croix de bois pour nous l’indiquer. Les chevaux enfoncent jusqu’au poitrail ; la voix de la tempête expire au loin. Nous arrêtons, avançons de nouveau ; le Juif balaie le dos de ses bêtes avec le manche de son fouet. Deux corbeaux passent, silencieux, remuant à peine leurs ailes noires ; ils disparaissent dans la chute de neige. Les chevaux se secouent, et ils vont plus vite. Il ne tombe plus que des flocons légers, fondans ; mais au loin tout est encore ténèbres. Nous arrêtons de nouveau pour tenir conseil.

La nuit approche ; nous sommes enveloppés dans un crépuscule sombre et brumeux qui s’étend sur le pays. Le Juif fouette ses chevaux, qui jouent des jambes. Enfin voici une bande d’un rouge ardent qui se montre à l’horizon ; nous y courons tout droit. On dirait que la lune est tombée dans la neige et qu’elle s’y éteint ; une grande flamme monte tout à coup, éclairant vivement des ombres noires. — C’est le bivac de la garde rurale, près du petit bois de bouleaux, dit le Juif ; derrière le bois est Toulava.

À mesure que nous nous rapprochions, les arbres se dressaient en face de nous comme un mur sombre où se projetaient les lueurs fugitives de l’immense brasier que la garde avait disposé en demi-cercle sur la lisière du bois et qu’elle entretenait avec soin. La fumée montait lentement vers les bouleaux, et s’y suspendait en voiles gri-