Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
291
FRINKO BALABAN.

sâtres qui se dissolvaient peu à peu ; une vapeur chaude et lumineuse flottait autour de la fournaise. Les paysans qui étaient couchés auprès du feu se dressèrent tout à coup comme des démons noirs. Le Juif les interpella : aussitôt ils se replongèrent dans l’ombre ; un seul se détacha et vint à nous. — C’est Balaban, me dit Leb-Kattoun. Ne le connaissez-vous pas ? C’est le capitulant[1].

C’était un ancien troupier, le garde champêtre de la commune de Toulava ; il jouissait d’une grande considération, car on le savait esclave de la consigne. J’avais entendu parler de lui plus d’une fois déjà, mais je n’avais pas encore eu l’occasion de faire sa connaissance. Je l’examinai avec intérêt. Sa taille élevée, son port droit, sa tête, ses allures à la fois aisées et réservées, indiquaient très nettement un caractère ferme, déterminé. Son salut fut poli, mais rien de plus. — Est-ce que la tempête vous a causé beaucoup d’ennui ? demanda-t-il en regardant les chevaux. J’espère que le cocher a fait son devoir ? — Il parlait comme un gentilhomme qui reçoit son hôte, il y avait de la grâce et de la dignité dans ses façons. D’un signe de la main, il m’invita à venir près du feu. — Les chevaux sont fatigués et en sueur, reprit-il, et il est nuit noire ; il vous faudra faire une halte.

— C’est bien là notre intention, répondis-je. — La société de ces paysans, surtout celle du capitulant, n’était pas sans attrait pour moi. Comme il me précédait pour me conduire, un petit gars accourut au-devant de lui. Il lui passa doucement la main sur ses cheveux d’un blond de filasse ; ce n’était déjà plus le même homme. Je vis bien que celui-là n’était pas de ceux que l’on connaît tout de suite dès le premier mot.

Les paysans se levèrent. — Que faites-vous donc là ? leur demandai-je.

Tous les yeux se tournèrent vers le capitulant. — Les propriétaires du voisinage, répondit-il d’un ton grave, et peut-être encore d’autres Polonais se rendent aujourd’hui chez le seigneur de Toulava. Ils y trouveront probablement des émissaires et des correspondances, et se concerteront entre eux. Beaucoup viennent sans passeport ; c’est à nous d’ouvrir les yeux. Peut-être qu’il se découvrira quelque chose. Voilà tout.

— Oui, nous faisons bonne garde, dit le petit.

— Par un temps pareil !

— Dame ! on tait ce qu’on peut, repartit le capitulant. S’ils nous échappent dans la tourmente, au moins on aura été à son poste. — Il n’avait pas compris que le mauvais temps aurait pu l’empêcher

  1. Vétéran de l’armée autrichienne qui a fait deux congés ou même trois ; reprendre service s’appelle en Autriche capituler.