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pas une fille de tsar, je ne suis qu’une pauvre paysanne, et je me contenterai d’une fourrure de mouton. » Puis moi : « Tu es belle comme une fille de roi, voilà la vérité vraie. Chez nous là-bas, c’est un autre monde, un autre peuple : chaque homme a cent femmes et tout roi en a mille ; mais moi, je ne connais qu’une seule femme dont je voudrais pour toute ma vie ! »

Les autres s’étaient mis en gaîté, ils sautaient et criaient. Pazorek vint bravement arracher Catherine de son banc, et la fit tourner en rond ; mais moi, je les regardais faire sans dire un mot, et ce fut comme une souffrance étrange qui alors pour la première fois me serra le cœur. Le monde revêtit pour moi un autre aspect, tout bizarre. De même qu’il y a des gens qui perdent la vue pendant la nuit, moi je devins pour ainsi dire aveugle en plein jour. Le monde que je voyais n’était pas celui qui nous entoure ; je regardais en quelque sorte en dedans de moi-même, et la nuit je retrouvais mes yeux et voyais des visions étranges dans les champs et les bois. Dans l’air et dans l’eau, au clair de lune, je voyais des choses que personne autre ne voyait, j’entendais ce que personne n’entendait, et ce que j’éprouvais,… bien des années se sont écoulées depuis, et je n’ai pu encore trouver les mots qu’il faudrait pour vous expliquer ce que j’éprouvais alors. Mon cœur se dilatait si étrangement, se serrait tout à coup, palpitait à éclater, puis s’arrêtait… Sottises que tout cela ! — Un sourire mélancolique vint sur ses lèvres, et il balança lentement la tête pendant quelques instans.

Le surlendemain, je rencontrai Catherine sur la route. — Ah ! cria-t-elle du plus loin qu’elle m’aperçut, le More a été mis à la lessive ! — Je courus pour l’attraper, mais elle m’échappa cette fois.

Nous avions toujours maintenant de longues conversations ensemble quand le hasard nous mit en présence, et j’allais aussi la voir chez elle. Les voisins commençaient à jaser. — Sais-tu ce que disent les gens ? demandai-je un jour à Catherine.

— Comment le saurais-je ?

— Ils disent que tu es ma maîtresse.

— Eh bien ! ne le suis-je point ? dit la pauvre petite en ouvrant de grands yeux étonnés. Ne m’as-tu pas donné un foulard et un collier de corail ?

Je ne répondis pas. Les voisins étaient en effet convaincus que nous en étions là, et on acceptait la situation… Ce fut d’ailleurs bientôt la vérité, ajouta le capitulant tout bas, en baissant les yeux et en regardant la braise à ses pieds ; son visage était comme illuminé, ses prunelles semblaient transparentes, on eût dit qu’elles étaient éclatées en dedans.

Les paysans avaient écouté en silence. Kolanko, les sourcils fron-