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FRINKO BALABAN.

cés et les lèvres serrées, ne perdait pas un mot ; l’homme de carton et le petit Your, qui étaient assis derrière son dos, s’appuyaient l’un contre l’autre comme deux gerbes de blé ; le Mongol était couché dans la cendre comme un poisson sur la plage, tellement absorbé qu’il oubliait de respirer et ne faisait que pousser de temps à autre un grand soupir.

— C’était une jolie fille, et très bonne, cette Catherine, dit l’homme de carton en se tournant vers moi, et quelle grands dame maintenant ! Une démarche de tsarine, monsieur, et la beauté du diable !

— Encore à présent ?

— Mais sans doute.

— Je lui ai une fois baisé la main, s’écria le petit gars, dont les yeux brillèrent ; elle ôta son gant pour me présenter la main nue,… oh ! une main de princesse, si blanche, si douce, une petite main comme on n’en voit pas !

— C’était une fille jolie et très bonne, reprit à son tour le capitulant, travailleuse, gaie ; elle chantait pendant qu’elle faisait son ouvrage, et elle dansait, vous auriez dit une maïka[1]. Toujours prête à la riposte, elle avait parfois des idées bizarres comme une devineresse[2] !… Elle était plutôt grande que petite, — des cheveux bruns avec des yeux bleus, des yeux si doux, un peu endormis, et en même temps étonnés, timides, comme ceux d’un chevreuil. Lorsqu’elle me regardait, son regard me pénétrait jusqu’à la plante des pieds. Sa tête avait quelque chose de… comment dirai-je ? de si noble ! Dans le parc du château, il y avait une femme de marbre, une déesse des anciens temps : c’était la même tête, c’étaient les mêmes traits sévères…, ah ! une femme belle et gaie comme les eaux de la Czernahora[3] pendant l’été. Il était difficile de ne pas l’aimer. Elle était vraiment l’être que j’aimais le plus au monde. Je pouvais lui parler comme j’eusse parlé à ma mère, lui dire tout, lui confier tout ; avec elle, je n’avais ni crainte, ni honte, ni orgueil. Parfois, la voyant à l’église, immobile comme une sainte, calme et recueillie, une ferveur inconnue s’emparait de moi, j’aurais voulu prier, je me confessais à elle de tout ce que j’avais sur le cœur. Elle connaissait chaque repli de mon âme : à Catherine et à Dieu, aucune de mes pensées n’était cachée. Et elle, elle était pour moi comme mon enfant, comme un oisillon que j’aurais pris dans son nid pour l’élever. Je n’avais qu’à la regarder, elle lisait dans mes yeux ma pensée, ma volonté… Catherine m’embrassait

  1. La sylphide des Karpathes.
  2. Une vulma, celle qui sait, la sorcière des Petits-Russiens.
  3. Montagne-Noire, le plus haut sommet des Karpathes, situé dans le pays des Houçoules.