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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/529

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obscures que celles des conclaves de cardinaux. Petit à petit, le nom de M. Adams perdit des voix, et après six tours de scrutin la majorité se porta sur l’abolitioniste Horace Greeley, l’homme le moins fait du monde, soit pour inaugurer une politique libérale, soit pour servir de chef et de centre à un parti nouveau, soit pour occuper avec dignité la première magistrature d’un grand pays. On raconte que la nouvelle de la nomination d’Horace Greeley, quand elle fut connue dans le pays, produisit d’abord un effet d’étonnement et d’hilarité incrédule. A New-York, où M. Greeley est connu pour un homme d’un esprit aventureux et excentrique, quelques personnes crurent être le jouet d’une mauvaise plaisanterie. Pour mieux tourner en ridicule l’élu de la convention de Cincinnati, les journaux républicains assurèrent qu’on lui avait donné pour collègue le fameux George-Francis Train ou le non moins fameux Daniel Pratt, deux extravagans célèbres dans le monde politique américain. L’impression générale fut que le choix de Greeley compromettait le nouveau parti républicain libéral, et devait le priver à la fois de l’adhésion des républicains sérieux et de celle des démocrates, sans laquelle il ne pouvait réussir, sinon même provoquer de nombreuses défections dans les rangs des libéraux. Les chefs mêmes du parti ne s’en montraient pas enthousiastes ; ils se défendaient d’y avoir concouru, et, tout en avouant leurs répugnances pour l’homme, s’excusaient en disant qu’ils avaient obéi, en le choisissant, à des nécessités de tactique électorale, que nul autre candidat n’était mieux en mesure de tenir tête au général Grant en lui disputant le vote des nègres affranchis, et qu’enfin mieux valait nommer le premier venu que de nommer le général Grant.

Le premier venu, c’était trop dire, car M. Horace Greeley, connu depuis longues années du public américain tout entier, était loin d’être le premier venu ; mais il aurait presque mieux valu pour le nouveau parti libéral que la popularité de son candidat fût moins grande, car elle n’était pas tout à fait de nature à le servir auprès des hommes sérieux. C’est un étrange caractère que celui de M. Horace Greeley, un des types les plus curieux de ces hommes, fils de leurs œuvres, qui abondent aux États-Unis et qui représentent au plus haut degré les défauts comme les qualités natives de leurs compatriotes. Né dans la pauvreté et obligé, comme le président Lincoln, de travailler de ses mains pour gagner sa vie dans les premières années de sa jeunesse, il s’est élevé par son seul mérite à la situation importante qu’il occupe aujourd’hui dans le monde politique américain. D’abord ouvrier imprimeur, puis journaliste pendant longues années, enfin rédacteur et propriétaire d’un des plus grands journaux des États-Unis, son goût pour la littérature et son humeur