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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/530

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aventureuse le poussèrent dans une voie à laquelle son éducation ne l’avait pas suffisamment préparé. Ingénieux, hardi, fantasque, fécond en saillies, sachant se donner l’apparence d’un profond philosophe politique, tout en conservant le langage familier et original qui plaît à la foule, ce singulier mélange d’élévation et de trivialité lui valut bientôt une popularité considérable dans les états de l’est et du nord, surtout chez les habitans des campagnes, pour lesquels il rédigeait spécialement l’édition hebdomadaire de la Tribune. Étranger à la discipline des partis, indépendant à l’excès, irrégulier et excentrique en toutes choses, absolu comme tous les hommes incomplets, tranchant les questions qu’il ne savait pas dans le sens des instincts populaires, homme d’imagination avant tout, affectant les allures d’un vrai paysan du Danube, il avait séduit l’opinion publique par ses qualités et par ses défauts eux-mêmes, si conformes au caractère national. Dans sa jeunesse, il avait fondé des sociétés de tempérance et s’était adonné au régime végétal. Il avait presque médité la fondation d’une religion nouvelle. Plus tard, sous l’influence des écrivains socialistes français et anglais, il avait entrepris la formation de plusieurs communautés phalanstériennes. Toutes les idées les plus hardies et aussi les plus chimériques s’étaient tour à tour emparées de son esprit et étalées dans son journal. Quoique désabusée à la fin de ces rêveries, la Tribune de New-York était restée, comme l’indiquait son nom, une tribune ouverte à tous les systèmes aventureux et à toutes les causes philanthropiques et généreuses. La politique de M. Greeley était un singulier mélange de l’idéalité la plus élevée et des plus grossiers préjugés populaires. Agronome émérite, personne n’avait fait plus que lui pour le progrès et l’éducation des classes agricoles, dont il avait embrassé en revanche les ignorantes passions contre la doctrine du libre échange. L’abolition de l’esclavage et la protection de l’industrie indigène étaient devenues ses deux grands chevaux de bataille, et son incontestable talent à soutenir ces deux causes populaires avait depuis longtemps marqué sa place au premier rang du parti républicain. Sa renommée de journaliste et d’homme public était allée aussi loin que pouvait le souhaiter une ambition plus modeste. Son influence morale était des plus grandes, son caractère estimé de ceux même qui ne partageaient pas ses opinions et qui blâmaient ses bizarreries. On citait son nom avec celui de M. Bryant, rédacteur du New-York-Post, comme celui d’un des hommes bien rares qui rachetaient l’honneur du journalisme américain par leur indépendance, leur honnêteté et la sincérité de leurs convictions. Le peuple américain lui avait donné plusieurs de ces noms familiers dont il aime à décorer ses favoris, et qui sont chez lui le signe de la popularité la