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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/725

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l’épisode du duel entre Jean et René, duel nécessaire d’abord et rendu ensuite impossible. Décidément le poète a eu tort d’écrire la belle scène dont nous avons cité plusieurs passages. On nous comprend sans doute : il a eu tort, ayant écrit cette scène émouvante, de ne pas en tirer le drame qu’elle renfermait ; la revanche de l’enfant imbécile, la revanche de la conscience et de la volonté.

Ce qui a protégé le drame de M. Pailleron, c’est l’honnêteté des sentimens et le charme des vers. Si le sujet est pénible, les personnages, excepté René de Rive, sont sympathiques et touchans. Les vers sont gracieux, faciles, trop faciles, car il arrive parfois que cette facilité les rend un peu voisins de la prose. La langue du théâtre veut du naturel et de la souplesse ; ce n’est pas une raison pour substituer aux vers des lignes sans mesure, qui n’ont retenu de la prosodie que le nombre des syllabes. M. Édouard Pailleron est moins excusable qu’un autre de méconnaître les lois du style ; quand il se défie de sa plume trop prompte, quand il soutient son aimable idiome au-dessus de la langue Courante, il écrit des pages où la grâce n’exclut pas la force, où la familiarité n’éloigne pas la poésie. Telles sont par exemple les paroles que Jean adresse au comte Paul en lui donnant sa sœur. Je les cite entre beaucoup d’autres parce qu’elles résument le rôle du personnage principal, et parce qu’elles expriment une inspiration de sympathie et d’indulgence qui est un des traits distinctifs de l’auteur :

Prenez-la, mon cher comte. Et quant à son bonheur,
Consultez la tendresse encor plus que l’honneur.
Vous êtes fier, c’est bien, mais soyez doux. La vie,
Même pour ces heureux que tout le monde envie,
La vie a ses travaux, ses combats hasardeux,
Ses défaites,… c’est pour cela qu’on se met deux.
Soyez-lui doux, allez, aidez-la dans la route ;
Quelle sévérité vaut ce qu’elle nous coûte ?
Et quel droit le plus ferme a-t-il d’être exigeant ?
On n’est que juste alors que l’on est indulgent.
Mais je ne sais pourquoi je parle ici d’épreuve.
Tout vous sera facile avec cette âme neuve.
Il faut me pardonner d’ouvrir ainsi mon cœur.
Vous l’avez dit : pour moi c’est mon enfant, ma sœur,
Un de ces doux fardeaux dont le poids nous repose,
Légers quand on les porte et lourds quand on les pose.

Je finis par où j’ai commencé. Si la tragédie bourgeoise de M. Édouard Pailleron, malgré l’honnêteté des sentimens, malgré le charme des vers, enfin malgré l’aide que lui ont prêtée d’excellens interprètes, n’a pas