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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/892

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l’impression trompeuse qu’elle s’élève dans une tout autre direction. L’on raconte qu’un de ces voyageurs présomptueux fut rencontré par des mineurs à deux milles de Smith’s Pocket, chargé de son sac de nuit, de son parapluie, d’un recueil littéraire et d’autres signes évidens des raffinemens de la civilisation, s’évertuant en vain sur la route même qu’il venait de parcourir à chercher la colonie. Un observateur eût trouvé du reste quelque compensation à son désappointement dans l’aspect fantastique du pays. Les vastes fissures qui entr’ouvrent le sol et les déplacemens de terre rouge ressemblent plus au chaos d’un soulèvement de l’époque primitive qu’à l’œuvre des hommes, tandis qu’à mi-chemin de la descente la longue passerelle d’un bief écarte au-dessus du gouffre les jambes disproportionnées qui soutiennent son corps étroit, pareil à l’énorme fossile d’un antédiluvien oublié. A chaque pas, des canaux plus petits traversent la route, cachant dans leurs profondeurs des ruisseaux qui vont s’unir clandestinement au grand torrent dont les flots jaunis roulent plus bas. Çà et là gisent les ruines de quelque cabane avec la cheminée seule debout, l’âtre à ciel ouvert.

La colonie de Smith’s Pocket doit son origine à la découverte d’une poche[1] en cet endroit par un certain Smith. Cinq mille dollars furent tirés de cette poche en une demi-heure par Smith, trois mille dollars consacrés à la construction du bief et des tunnels ; enfin on découvrit que la poche de Smith était sujette comme d’autres poches à se vider. Smith eut beau fouiller les entrailles de la Montagne-Rouge, ces cinq mille dollars furent la première et la dernière récompense de son travail. La montagne devint avare de ses secrets d’or, et le bief engloutit le reste de la fortune de Smith.

Alors Smith se livra dans les mines et dans les moulins à l’exploitation du quartz, puis à des travaux hydrauliques et de terrassement, puis par degrés à la débauche. Bientôt on se dit à l’oreille que Smith buvait beaucoup ; peu à peu le bruit se répandit que Smith était un ivrogne de profession, et les gens jugèrent, comme il arrive souvent, qu’il n’avait jamais été autre chose. Heureusement l’avenir de Smith’s Pocket, non plus que celui de la plupart des découvertes, ne dépendait pas de la fortune d’un pionnier : d’autres creusèrent des puits et trouvèrent des poches, de sorte que Smith’s Pocket devint un établissement important avec ses deux magasins de fantaisies, ses deux hôtels, son bureau des dépêches et ses deux « premières familles. » De temps à autre, l’unique et longue rue était intimidée par l’apparition des dernières modes de San-Francisco, importées pour l’usage exclusif des premières familles ; ces chiffons élégans ajoutaient encore par le contraste à

  1. Poche se dit en langage de mineur d’un gisement aurifère.