Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prennent-ils tant d’intérêt à leur entreprise ? Ils sont venus y apporter leurs dieux ; c’est là l’unique mission qu’Énée ait reçue du ciel. Il la connaît, et dans cette fusion, d’où Rome doit sortir, il distingue, aussi nettement que s’il avait entendu les paroles de Junon, quelle est sa part et celle des Italiens. Il sait que la gloire des armes appartient à Latinus et à son peuple, il se réserve seulement pour lui et les siens ce qui concerne les dieux et leur culte. C’est ce qu’il apprend à Latinus lui-même dans ce vers, qui me semble expliquer tout le dessein de l’Enéide :

Sacra deosque dabo, socer arma Latinus habeto.


Ce partage n’avait plus rien qui choquât les descendans des vieux Latins ; le patriote le plus scrupuleux pouvait y souscrire sans répugnance. On reconnaissait généralement que l’Orient était le pays le plus religieux du monde. Les Romains eux-mêmes ne faisaient pas difficulté d’admettre qu’un de leurs plus anciens cultes, celui des pénates, leur venait de là ; ils le croyaient originaire de Samothrace, et, quand ils passaient auprès de l’île sacrée, ils ne manquaient pas, par reconnaissance, de se faire initier à ses mystères. Au temps où Virgile écrivait, c’est encore dans ces contrées de l’Asie qu’on allait chercher d’autres croyances pour rajeunir le polythéisme épuisé. Le poète évitait donc tous les reproches en n’attribuant d’autre conséquence à la victoire des Troyens que l’introduction de quelques cultes nouveaux ; c’est aussi ce qu’il a fait. Dès lors, il ne peut plus y avoir de doute sur le caractère véritable de son ouvrage. S’il est vrai qu’Énée n’apporte avec lui que ses dieux en Italie, et qu’il n’ait d’autre projet que de les y établir, le poème qui chante sa pieuse entreprise ne peut être qu’un poème religieux.

Il me semble que tout s’explique dans ce poème, que les difficultés disparaissent ou s’atténuent quand on se pénètre du dessein véritable de l’auteur. Par exemple, beaucoup d’admirateurs de Virgile se sont parfois reproché de prendre trop d’intérêt à Turnus, et de faire en secret des vœux pour lui. Il est sûr qu’au point de vue humain sa cause paraît la plus juste ; mais, quand on se souvient que l’Enéide est un poème religieux, on est au contraire forcé d’avouer que le droit est du côté d’Énée. Ce droit n’est pas tout à fait celui que sanctionnent les lois humaines, qui résulte d’une longue possession ou repose sur des titres écrits. C’est celui qui vient de la volonté divine, appuyée sur l’autorité des prêtres, exprimée par la voix des devins et les réponses des oracles. « L’olympe m’appelle, » dit quelque part Énée, et il dit vrai. Il arrive en Italie muni d’ordres réguliers des dieux. Cette terre que Turnus et les Latins lui disputent sous prétexte qu’elle leur a toujours appartenu, elle lui est donnée par le ciel ; il en a la preuve en bonne