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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/218

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forme. Depuis son départ de Troie, les oracles se succèdent sans interruption pour lui apporter les ordres de la destinée ; tous les dieux ne semblent occupés qu’à diriger sa course. Virgile a bien raison de dire, quand son héros commence son voyage, « qu’il livre sa voile au destin. » Ce sont les destins qui le mènent sans qu’il sache bien où il va. Ils le conduisent dans le pays où il doit s’établir, et le remettent dans sa route toutes les fois qu’il s’en est écarté. Voilà quels sont ses titres de propriété sur le royaume et sur la fille de Latinus. Le droit humain les trouvera peut-être insuffisans, la raison pourra être blessée de voir qu’il s’en contente ; mais les religions ont leur façon particulière d’entendre le droit et la justice, et elles ne sont pas fâchées de contredire la raison et de l’humilier.

C’est ce qui explique aussi que l’entreprise, étant toute religieuse, ne soit pas entièrement conduite par les moyens ordinaires. Les dieux ont choisi tout exprès celui qui en doit être le héros, et leur choix, il faut l’avouer, ne semble pas le meilleur de ceux qu’on pouvait faire. Pour assurer le succès d’une guerre difficile et la mener rapidement, il fallait un homme d’action ; Énée est trop souvent un mélancolique et un contemplateur. Dans les circonstances les plus graves, la vue de quelques tableaux le jette en des rêveries sans fin, et l’on a besoin de lui rappeler que le temps presse, qu’il ne faut pas s’oublier à ces spectacles. Il se trouve mêlé à des événemens qui contrarient à chaque instant sa nature, et les dieux semblent lui avoir imposé comme à plaisir une tâche qui lui répugne. Cet homme, qu’on précipite dans des combats furieux, est un ami décidé de la paix ; ce coureur d’aventures adore le repos. A chaque pas qu’il fait dans sa course errante, il espère être arrivé au terme ; il veut s’arrêter et s’établir. Il faut que les dieux le chassent sans cesse par des oracles menaçans, par des apparitions, par des maladies, et il a les larmes aux yeux quand il reprend son voyage vers cette Italie « qui fuit toujours devant lui. « Il envie le sort de tous ceux qui sont fixés et tranquilles. « Heureux le peuple dont les murailles s’élèvent ! » s’écrie-t-il en voyant qu’on bâtit Carthage. « Vivez heureux, dit-il tristement à Andromaque, vous dont la fortune est faite et le repos assuré ! » Une fois même, en Sicile, il est tenté de ne pas aller plus loin, de résister ouvertement aux destinées. On voit qu’il ne se résigne qu’avec la plus grande peine à devenir un héros ; une vie modeste et calme lui conviendrait mieux que toutes ces grandes aventures que le sort lui prépare. Il a reçu du ciel une mission qui lui pèse ; il la subit avec tristesse, il travaille pour ses pénates, auxquels il faut bien donner une demeure sûre, pour son fils, qu’il ne doit pas priver de ce royaume que le destin lui promet, pour sa race, qu’attend un si glorieux avenir. Sa personnalité s’efface devant ces grands intérêts ;