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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/292

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REVUE DES DEUX MONDES.

lui dit-il, que mon retour ne soit pas pour vous une joyeuse surprise.

— Vous manquez à votre promesse. Vous m’aviez donné votre parole que vous resteriez en Amérique. En tout cas, vous n’auriez jamais dû mettre les pieds dans le pays où vous êtes né…

— Ne me jugez pas sans m’avoir entendu…

— Imprudent que vous êtes ! Revenir ici, au Werve, où vous pourriez être si promptement reconnu !

— Oh ! pour cela, my dear, pas d’inquiétude. Je sais prendre mes précautions, et quant à mon manque de parole, je commence par vous en demander pardon à deux genoux. — Et il lit le geste d’un homme qui va s’agenouiller.

— Ne jouez pas la comédie, dit-elle sévèrement et reculant de quelques pas encore.

— Le ciel me préserve de la jouer ! Sur les planches, pour gagner mon pain, c’est autre chose ; mais devant vous, Frances, devant vous, que j’honore et que j’aime, je veux absolument me justifier. Vous me condamnerez ensuite, si vous voulez. C’était bien mon intention de ne plus reparaître devant vous ; hélas ! l’homme est le jouet de la fatalité, je n’ai pu remonter le courant, j’ai eu toute sorte d’aventures… Mais puis-je vous raconter tout cela en ce moment ? ajouta-t-il en me regardant ; à vous dire vrai, j’avais compté sur un tête-à-tête.

— Restez, Léopold, me dit-elle en réponse au regard consultatif que je dirigeais sur elle.

— Frances, reprit Rudolf avec des larmes dans la voix, vous savez pourtant bien que vous ne courez aucun risque avec moi.

— Je le sais, mais je ne veux pas à cause de vous m’exposer encore à la calomnie. Quant à votre sécurité, Rudolf, je réponds de mon cousin de Zonshoven. Vous pouvez sans aucune crainte lui dire qui vous êtes.

C’est qu’il y va de la vie, reprit-il en français d’un air insouciant et en s’étendant de nouveau sur le sofa, une pauvre petite indiscrétion, et je suis confisqué. Rah ! j’expose ma tête tous les jours. — Et se retournant vers moi, il se mit à chanter ou du moins à essayer de chanter d’une voix toute rouillée avec une pose théâtrale ces vers de la Lucie :


Sache donc qu’en ce domaine
D’où me chasse encor ta haine,
En seigneur j’ai commandé,


du moins, ajouta-t-il, en l’absence du baron en titre, car je n’étais que l’héritier présomptif, présomption qui, hélas ! ne sera jamais justifiée…