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la conquête de la Bohême, les Français n’avaient pas cessé de tenir garnison. Celle de Leimeritz, en particulier, était une citadelle très bien retranchée, située à une dizaine de lieues seulement au nord de Prague. C’était l’une des étapes de la route de Dresde, et, dès le lendemain de la levée du siège, le maréchal de Broglie s’était hâté de rétablir avec ce point important des communications régulières. Que Broglie s’y transportât en personne, ou seulement qu’il y envoyât un détachement considérable pendant que Maillebois s’en approcherait de son côté en longeant la petite rivière d’Eger, ce double mouvement, opéré sur des lignes convergentes, amènerait les armées françaises très près l’une de l’autre, dans un angle de terrain étroit, où l’ennemi, craignant d’être pris entre deux feux, ne se hasarderait peut-être pas à pénétrer. La jonction pouvait ainsi s’opérer presque sans coup férir. Tel fut le projet que Maillebois soumit à ses collègues dans un billet chiffré qu’un émissaire fut assez heureux pour faire arriver jusqu’à Prague à travers les défilés de la montagne[1].

Le message trouva Broglie et Belle-Isle comptant les jours et les heures, l’oreille au guet, dans une attente impatiente qui ne faisait pourtant pas trêve à leurs dissentimens habituels. Chose remarquable, ni l’un ni l’autre ne paraissaient songer à la seule opération qui eût été décisive, c’est-à-dire à une sortie en masse, tombant sur les derrières des troupes autrichiennes pendant qu’elles faisaient face à l’armée de Maillebois. Apparemment, ils auraient craint que la ville, laissée sans défenseurs, fût victime d’une surprise et qu’on leur reprochât, par la suite, d’avoir laissé échapper de leurs mains le gage le plus important de la paix future. Mais Belle-Isle, qui ne pouvait jamais tenir en place, surtout dans les momens critiques, aurait voulu que, réunissant tout ce qui restait encore de cavalerie en état de tenir la campagne, en empruntant même aux officiers leurs chevaux, pour remplir les vides des escadrons dégarnis, on poussât à droite ou à gauche, au nord ou au sud, quelque pointe hardie qui aurait inquiété l’ennemi et menacé même ses communications avec Vienne. Broglie traitait le projet de périlleuse chimère, trouvant peut-être avec raison que tout son monde, bêtes et gens, après six mois de privations, était trop épuisé pour qu’il fût prudent d’aller provoquer en campagne les Croates et les Hongrois, dont la cavalerie, en très bon état, passait pour une des meilleures d’Europe.

L’expédient proposé par Maillebois eut la bonne fortune de les mettre pour un instant d’accord. Broglie se hâta de promettre à son collègue par le retour du messager, non de se rendre lui-même

  1. Maillebois à Broglie, 29 septembre, 2 octobre 1742. (Ministère de la guerre.)